II

LA CLÉ ET LA ROSE

 

1

 

John Chambers (dit Jake) passa trois semaines à lutter courageusement contre la folie qui montait en lui. Durant cette période, il se sentit dans la peau du dernier passager à bord d’un transatlantique, pompant comme un damné, s’efforçant d’empêcher le navire de couler jusqu’à ce que la tempête se calme, que le ciel s’éclaircisse, que les secours arrivent… des secours venus de quelque part. De n’importe où. Le 31 mai 1977, quatre jours avant les vacances d’été, il finit par accepter le fait que les secours n’arriveraient jamais. L’heure était venue de renoncer ; l’heure était venue de se laisser emporter par la tempête.

La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut sa composition de fin d’année en anglais.

John Chambers, Jake pour les trois ou quatre garçons qui étaient presque ses amis (si son père avait eu vent de ce factoïde, il aurait sûrement piqué une crise), achevait sa sixième à l’École Piper. Il avait onze ans mais était petit pour son âge, et les gens qui le voyaient pour la première fois le croyaient souvent beaucoup plus jeune. En fait, on le prenait parfois pour une fille jusqu’au jour où, un ou deux ans plus tôt, il avait tellement insisté pour se faire couper les cheveux que sa mère avait fini par rendre les armes. Son père ne lui avait posé aucun problème, bien sûr. Il s’était contenté de décocher son sourire en acier inoxydable et de dire : Le gosse veut ressembler à un Marine, Laurie. Grand bien lui fasse.

Son père ne l’appelait jamais Jake, l’appelait rarement John. Pour son père, il était « le gosse », un point c’est tout.

L’été précédent (c’était l’été du Bicentenaire – les rues de New York étaient pleines de drapeaux et de banderoles, le port de New York était plein de grands vaisseaux), son père lui avait expliqué que Piper était, tout simplement, La Meilleure Putain d’École du Pays pour un Garçon de ton Âge. Le fait que Jake ait été admis dans cet auguste établissement n’avait rien à voir avec l’argent, expliqua Elmer Chambers… presque avec insistance. Il était farouchement fier de ce fait, même si Jake, en dépit de ses dix ans, avait soupçonné ledit fait de ne pas être entièrement véridique, de n’être qu’une connerie que son père avait transformée en fait à seule fin d’alimenter la conversation lors d’un dîner ou d’un cocktail : Mon gosse ? Oh, il est à Piper. La Meilleure Putain d’École du Pays pour un Gamin de son Âge. Ce n’est pas le fric qui vous permet d’y entrer, vous savez ; pour entrer à Piper, il faut en avoir dans la tête.

Jake savait parfaitement que, dans le chaudron qui servait d’esprit à Elmer Chambers, le carbone des souhaits et des opinions donnait souvent naissance à de gros diamants qu’il appelait des faits… ou, quand il était vraiment détendu, des « factoïdes ». Son expression préférée, qu’il employait souvent et toujours avec révérence, était Le fait est, et il ne manquait pas une occasion de la placer dans la conversation.

Le fait est que l’argent n’a jamais aidé personne à entrer à Piper, lui avait dit son père durant l’été du Bicentenaire, l’été du ciel bleu, des banderoles et des grands vaisseaux, un été qui avait pris dans l’esprit de Jake des allures d’âge d’or parce qu’il n’avait pas commencé à perdre l’esprit à ce moment-là, préoccupé qu’il était à se demander s’il avait l’étoffe d’un élève de Piper, une école qui ressemblait à une pépinière de génies prépubères. La seule chose qui te permet d’entrer dans un endroit comme Piper, c’est ce que tu as entre les oreilles. Elmer Chambers avait tendu le bras au-dessus de son bureau et pointé sur le front de son fils un doigt jauni par la nicotine. Pigé, le gosse ?

Jake avait acquiescé. Il n’était pas nécessaire de répondre à son père, car celui-ci traitait tout le monde – y compris sa femme – de la même façon que les sous-fifres de sa chaîne de télé, où il était responsable des programmes et considéré comme un maître dans la discipline de la Mise à Mort. Il suffisait de l’écouter avec attention, de hocher la tête lorsque c’était nécessaire, et il finissait par vous lâcher les baskets.

Bien, avait dit son père en allumant une de ses quatre-vingts Camel quotidiennes. Nous nous sommes compris. Tu vas devoir te tuer à la tâche pour réussir, mais tu y arriveras. Sinon, on ne nous aurait jamais envoyé ceci. Il attrapa la lettre d’acceptation de l’École Piper et l’agita dans l’air. Ce geste était empreint d’un triomphe farouche, comme si ce bout de papier était un animal sauvage qu’il venait de tuer, un animal qu’il allait maintenant écorcher et manger. Alors travaille dur. Décroche de bonnes notes. Débrouille-toi pour que ta mère et moi soyons fiers de toi. Si tu réussis à avoir une moyenne de A à la fin de l’année, tu auras droit à un voyage à Disneyworld. Voilà qui devrait te motiver, pas vrai, le gosse ?

Jake avait une excellente moyenne – des A dans toutes les matières (sauf durant les trois dernières semaines, bien sûr). Sa mère et son père étaient sûrement fiers de lui, mais il les voyait si rarement que c’était difficile à dire. En règle générale, il n’y avait personne à la maison quand il rentrait de l’école, excepté Greta Shaw – la gouvernante –, et c’était à elle qu’il avait fini par montrer ses bonnes notes. Après, il entassait ses copies dans un coin obscur de sa chambre. Il les parcourait parfois et se demandait si ses notes signifiaient quelque chose. Il l’aurait bien voulu, mais il entretenait de sérieux doutes à ce sujet.

Jake ne pensait pas qu’il irait en voyage à Disneyworld cet été, moyenne ou pas moyenne.

Un voyage à l’asile de fous lui semblait plus probable.

Alors qu’il franchissait les portes de l’École Piper à neuf heures moins le quart le matin du 31 mai, une horrible vision visita son esprit. Il vit son père assis dans son bureau, 70 Rockefeller Plaza, une Camel pendue au coin des lèvres, le visage perdu dans un nuage de fumée, en grande conversation avec un de ses sous-fifres. Les rues de New York se déployaient derrière lui, leur vacarme étouffé par deux épaisseurs de verre Thermopane.

Le fait est que l’argent n’a jamais aidé personne à entrer au sanatorium de Sunnyvale, disait son père avec une sinistre satisfaction. Il tendit le bras et tapa sur le front du sous-fifre. La seule chose qui vous permette d’entrer dans un endroit comme celui-ci, c’est quand quelque chose cloche entre vos oreilles. C’est ce qui est arrivé au gosse. Mais il se tue à la tâche pour réussir. Il tresse les plus beaux paniers d’osier de l’établissement, me dit-on. Et quand on le laissera sortir – si on le laisse sortir un jour –, il aura droit à un beau voyage. Un voyage au…

— … au relais, murmura Jake.

Il posa sur son front une main qui n’osait pas trembler. Les voix étaient de retour. Ces horribles voix querelleuses qui le rendaient fou.

Tu es mort, Jake. Tu as été écrasé par une voiture et tu es mort.

Ne sois pas ridicule ! Regarde – tu as vu cette affiche ? N’OUBLIEZ PAS DE VENIR AU PIQUE-NIQUE DE FIN D’ANNÉE. Tu crois qu’il y a des pique-niques dans l’au-delà ?

Je ne sais pas. Mais je sais que tu as été écrasé par une voiture.

Non !

Si. C’est arrivé le 9 mai à 8 h 25 du matin. Tu es mort moins d’une minute plus tard.

Non ! Non ! Non !

— John ?

Surpris, il regarda autour de lui. M. Bissette, son professeur de français, le considérait d’un air soucieux. Derrière lui, les autres élèves rentraient en rang dans la salle commune pour assister à l’assemblée du matin. Il n’y avait que très peu de chahut et pas de bruit du tout. Les parents de ces élèves, tout comme ceux de Jake, leur avaient sans doute dit à quel point ils étaient vernis d’aller à Piper, où les cerveaux avaient plus d’importance que l’argent (même si l’inscription annuelle s’élevait à vingt-deux mille dollars). On avait sans doute promis un beau voyage à nombre d’entre eux à condition qu’ils aient une bonne moyenne. Les parents des heureux gagnants iraient même sans doute jusqu’à tenir leur promesse. Sans doute…

— John, est-ce que ça va ? demanda M. Bissette.

— Oui, dit Jake. Ça va. Je me suis levé un peu tard ce matin. Je ne suis pas encore réveillé, sans doute.

Le visage de M. Bissette se détendit et il sourit.

— Ça arrive aux meilleurs d’entre nous.

Pas à mon papa, pensa Jake. Le Virtuose de la Mise à Mort n’a jamais de panne d’oreiller.

— Êtes-vous prêt pour votre examen de français ? demanda M. Bissette. Voulez-vous passer un examen avec moi cet après-midi[1] ?

— Oui, j’crois bien, dit Jake.

À vrai dire, il ne savait pas s’il était prêt pour l’examen. Il ne se rappelait même pas avoir étudié son français. Rien ne semblait important à ses yeux ces temps-ci, excepté les voix dans sa tête.

— Je tiens à vous dire à quel point j’ai apprécié votre présence dans ma classe cette année, John. J’aurais voulu le dire à vos parents, mais ils ne sont pas venus à la réunion des parents d’élèves…

— Ils sont très occupés, dit Jake.

M. Bissette hocha la tête.

— Eh bien, je suis content de vous avoir connu. Je tenais à vous le dire… et j’espère vous retrouver dans ma classe l’automne prochain.

— Merci.

Jake se demanda quelle serait la réaction de M. Bissette s’il ajoutait : Mais je ne crois pas que j’étudierai le français la rentrée prochaine, sauf si je peux suivre des cours par correspondance dans ce bon vieux sanatorium de Sunnyvale.

Joanne Franks, la secrétaire de l’école, apparut sur le seuil de la salle commune, sa clochette plaquée argent à la main. Toutes les cloches de Piper étaient actionnées à la main. Jake supposait que c’étaient des détails comme celui-ci qui faisaient son charme aux yeux des parents d’élèves. Un souvenir de la petite école de leur enfance. Il détestait ça. Le bruit de la cloche lui taraudait le cerveau…

Je ne peux plus tenir très longtemps, pensa-t-il avec désespoir. Navré, mais je perds la boule. Je perds vraiment la boule.

M. Bissette avait aperçu Mme Franks. Il fit mine de s’éloigner, puis revint sur ses pas.

— Est-ce que tout va bien, John ? Vous m’avez paru préoccupé ces derniers temps. Troublé. Il y a quelque chose qui vous tracasse ?

Jake faillit succomber devant la gentillesse de son professeur, mais il imagina la tête que ferait M. Bissette s’il lui répondait : Oui. Il y a quelque chose qui me tracasse. Un petit factoïde vraiment préoccupant. Je suis mort, voyez-vous, et je suis allé dans un autre monde. Et puis je suis mort une seconde fois. Vous allez me dire que ce genre de truc est impossible, et vous aurez raison, bien sûr, et une partie de moi-même sait que vous aurez raison, mais la majeure partie de moi-même sait que vous aurez tort. C’est vraiment arrivé. Je suis vraiment mort.

S’il disait quelque chose dans ce genre, M. Bissette téléphonerait illico à Elmer Chambers, et le sanatorium de Sunnyvale ressemblerait à une partie de plaisir comparé à la discussion qu’il aurait avec son père au sujet des gosses qui perdent les pédales juste avant les examens de fin d’année. Les gosses qui font des trucs inaptes à alimenter la conversation lors d’un dîner ou d’un cocktail. Les gosses qui Se Laissent Aller.

Jake s’obligea à sourire à M. Bissette.

— Je me fais un peu de souci pour les examens, c’est tout.

M. Bissette lui fit un clin d’œil.

— Vous les passerez haut la main.

Mme Franks agita sa clochette pour signaler le début de l’assemblée. Le bruit poignarda les oreilles de Jake et lui traversa le cerveau de part en part comme une petite fusée.

— Venez, dit M. Bissette. Nous allons être en retard. On ne peut pas faire ça le premier jour des examens de fin d’année, n’est-ce pas ?

Ils passèrent devant Mme Franks et sa clochette. M. Bissette se dirigea vers la rangée baptisée le chœur de la faculté. Il y avait plein de noms ridicules de cet acabit à Piper ; l’auditorium s’appelait la salle commune, la pause déjeuner le raout, les élèves de quatrième et de troisième les supérieurs, et les sièges pliants placés près du piano (auquel Mme Franks réserverait bientôt un traitement analogue à celui qu’elle infligeait à sa clochette) formaient bien entendu le chœur de la faculté. Tout ça faisait partie de la tradition, supposait Jake. Un parent sachant que son rejeton participait à un raout dans la salle commune plutôt que de manger du hachis Parmentier à la cantine se voyait ainsi assuré que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’éducation.

Il s’assit au fond de la salle et écouta distraitement les annonces du matin. La terreur qui habitait son esprit en permanence lui donnait l’impression d’être un écureuil condamné pour l’éternité à galoper dans sa cage. Et quand il essayait de songer à un avenir meilleur, il ne voyait que des ténèbres.

Le navire de sa raison était en train de sombrer.

M. Harley, le principal, monta sur l’estrade et fit un bref discours sur l’importance de l’examen de fin d’année, affirmant que les notes qu’ils obtiendraient leur permettraient de faire un nouveau pas sur la Grande Route de la Vie. Il leur dit que l’école comptait sur eux, que lui-même comptait sur eux, que leurs parents comptaient sur eux. Il n’alla pas jusqu’à leur dire que le monde libre comptait sur eux mais se débrouilla pour sous-entendre que tel était le cas. Il conclut son intervention en les informant que les cloches seraient silencieuses durant la semaine des examens (la première et la seule bonne nouvelle que Jake ait apprise ce matin-là).

Mme Franks, qui avait pris place devant le piano, martela une mélodie qui se voulait évocatrice. Les élèves, soixante-dix garçons et cinquante filles, tous vêtus avec une élégance et une sobriété reflétant le goût et la stabilité financière de leurs parents, se levèrent comme un seul homme et entonnèrent l’hymne de l’école. Jake se contenta de remuer les lèvres et pensa à l’endroit où il s’était réveillé après sa mort. Il s’était tout d’abord cru en enfer… et lorsque l’homme à la robe noire était arrivé, il en avait été certain.

Ensuite, bien sûr, était arrivé l’autre homme. Un homme que Jake avait presque fini par aimer.

Mais il m’a laissé tomber dans l’abîme, pensa-t-il. Il m’a tué.

Il sentit des gouttes de sueur perler sur sa nuque et entre ses omoplates.

 

Saluons les murs de Piper,

Levons bien haut sa bannière ;

Salut à toi, aima mater,

J’ai réussi grâce à Piper !

 

Bon Dieu, quelle chanson de merde ! pensa Jake, et il s’aperçut soudain que son père l’aurait adorée.

 

 

2

 

La première heure de cours était consacrée à l’anglais, la seule discipline pour laquelle les élèves étaient dispensés d’examen. En guise d’épreuve de fin d’année, ils avaient dû rédiger une composition chez eux. Ils devaient rendre une copie tapée à la machine et longue de quinze cents à quatre mille mots. Le sujet imposé par Mme Avery était le suivant : Qu’est-ce que la vérité ? Leur note compterait pour vingt-cinq pour cent dans l’établissement de leur moyenne semestrielle.

Jake entra dans la classe et s’assit à la troisième rangée. Il n’y avait que onze élèves dans la salle. En septembre, lors de la journée d’orientation, M. Harley leur avait dit que Piper se targuait d’avoir les Classes les Moins Chargées de Toutes les Bonnes Écoles Privées de la Côte Est. Il avait tapé du poing sur son lutrin pour souligner son propos. Jake n’avait guère été impressionné, mais il avait transmis cette information à son père. Il pensait bien que celui-ci serait impressionné, et il ne s’était pas trompé.

Il ouvrit son cartable et en sortit délicatement la chemise bleue contenant sa composition. Il la posa sur son bureau dans l’intention de la relire une dernière fois, mais son attention fut attirée par la porte située à gauche de la salle. Cette porte donnait sur le vestiaire et elle était fermée ce jour-là car il faisait plus de 20 °C à New York et personne n’avait de manteau à y ranger. Le vestiaire ne contenait qu’une enfilade de cintres en cuivre et un tapis en caoutchouc pour y poser les bottes. Quelques cartons contenant des fournitures – craies, cahiers, etc. – étaient entreposés dans un coin.

Aucun intérêt.

Mais Jake quitta son siège, laissant la chemise fermée sur son bureau, et se dirigea vers la porte. Il entendait les murmures de ses condisciples qui relisaient une dernière fois leurs compositions en quête d’une faute d’orthographe ou de syntaxe, mais ils lui paraissaient infiniment lointains.

La porte revendiquait son entière attention.

Au cours des dix dernières journées, à mesure que les voix s’étaient mises à hurler dans son crâne, Jake était devenu de plus en plus fasciné par les portes – par toutes sortes de portes. Durant la semaine écoulée, il avait dû ouvrir celle de sa chambre cinq cents fois, et celle de la salle de bains mille fois ou plus. Chaque fois qu’il ouvrait une porte, il sentait une boule d’espoir et d’anticipation monter dans sa poitrine, comme si la réponse à tous ses problèmes se trouvait derrière telle ou telle porte, comme s’il allait la découvrir… un jour ou l’autre. Mais il ne voyait que le couloir, la salle de bains, l’entrée ou une pièce quelconque.

Le jeudi précédent, en rentrant de l’école, il s’était jeté sur son lit et s’était aussitôt endormi – le sommeil était apparemment le seul refuge dont il disposait désormais. Mais quand il s’était réveillé trois quarts d’heure plus tard, il était debout près de sa bibliothèque, occupé à dessiner une porte sur la tapisserie. Heureusement pour lui, il dessinait avec un crayon à papier et il avait réussi à gommer les traits les plus visibles.

Alors qu’il s’approchait du vestiaire, il ressentit de nouveau cet espoir irraisonné, persuadé que la porte ne donnait pas sur un placard obscur peuplé des seules senteurs persistantes de l’hiver – flanelle, gomme et fourrure mouillée –, mais sur un autre monde où il retrouverait son intégralité. Un faisceau de lumière éclatante transpercerait la salle de classe et il apercevrait des oiseaux volant dans un ciel bleu qui aurait la couleur

(de ses yeux)

d’un jean délavé. Le vent du désert lui ébourifferait les cheveux et sécherait la sueur qui maculait son front.

Il franchirait la porte et serait guéri.

Jake tourna le bouton et ouvrit la porte. Il ne vit que l’obscurité et une rangée de cintres étincelants. Un gant oublié depuis l’hiver dernier gisait près des piles de cahiers bleus dans le coin de la pièce.

Son cœur se serra et il eut une violente envie de se blottir dans ce placard obscur empli des senteurs amères d’hiver et de craie. Il allait pousser le gant et s’asseoir dans le coin, juste sous les cintres. Il s’assiérait sur le tapis de caoutchouc où les élèves posaient leurs bottes en hiver. Il allait s’asseoir là, s’enfoncer le pouce dans la bouche, se pelotonner, fermer les yeux et… et…

Et renoncer.

Cette idée – l’impression de soulagement qu’il ressentait à cette idée – était incroyablement séduisante. Elle sonnerait le glas de la terreur, de la confusion et de l’impression de dislocation qui l’avaient envahi. Car le pire, c’était bien ça ; cette impression persistante de vivre pour l’éternité dans un labyrinthe de miroirs.

Mais il y avait de l’acier dans Jake Chambers, tout comme il y en avait dans Eddie et dans Susannah. Et cet acier émit une lueur bleue qui éclaira les ténèbres de son esprit. Pas question de renoncer. La maladie qui l’affligeait risquait à plus ou moins long terme de triompher de sa raison, mais il ne lui ferait pas de quartier en attendant. Autant vendre son âme.

Jamais ! pensa-t-il farouchement. Jamais ! Jam…

— Quand vous aurez fini d’inventorier les fournitures du vestiaire, John, peut-être consentirez-vous à vous joindre à nous, dit Mme Avery de sa voix sèche et cultivée.

On entendit des gloussements lorsque Jake s’écarta de la porte du vestiaire. Mme Avery était debout derrière son bureau, ses longs doigts posés sur un buvard, et le regardait de ses yeux intelligents. Elle portait un tailleur bleu et ses cheveux étaient ramenés en chignon sur sa tête. Derrière elle, accroché au mur à sa place habituelle, Nathaniel Hawthorne lançait à Jake un regard sévère.

— Je vous demande pardon, marmonna Jake en refermant la porte.

Il fut aussitôt saisi par l’envie de la rouvrir, de vérifier une seconde fois qu’elle ne donnait pas sur un autre monde, un monde désertique écrasé par le soleil.

Au lieu de cela, il regagna sa place. Petra Jesserling lui lança un regard malicieux.

— Emmène-moi avec toi la prochaine fois, chuchota-t-elle. Comme ça, tu auras quelque chose à regarder.

Jake lui répondit par un sourire distrait et s’assit.

— Merci, John, dit Mme Avery de sa voix sempiternellement calme. À présent, avant que vous ne me rendiez vos compositions – qui, j’en suis persuadée, seront toutes excellentes, bien présentées et très précises –, j’aimerais vous donner la liste des livres que mes collègues et moi-même vous recommandons de lire durant l’été. J’aurais quelques mots à vous dire sur certains de ces excellents livres…

Tout en parlant, elle tendit à David Surrey une petite liasse de feuillets ronéotypés. David les distribua et Jake ouvrit sa chemise bleue pour jeter un dernier regard aux réponses qu’il avait bien pu donner à cette question essentielle : Qu’est-ce que la vérité ? Cela l’intéressait fort, car il ne se souvenait pas plus d’avoir rédigé sa composition qu’il ne se rappelait avoir étudié son français pour l’examen de fin d’année.

Il contempla la page de titre avec une sensation d’étonnement et de malaise mêlés. Les mots QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ? par John Chambers étaient soigneusement tapés au centre de la page, et c’était très bien, mais pour une raison inconnue, il avait collé deux photos sous le titre. La première représentait une porte – il pensa qu’il devait s’agir de celle du 10 Downing Street à Londres –, la seconde un train Amtrak. C’étaient des photos en couleurs, de toute évidence découpées dans un magazine.

Pourquoi ai-je fait ça ? se demanda-t-il. Et quand ai-je fait ça ?

Il tourna la page et examina le début de sa composition, incapable de croire ou de comprendre ce qu’il voyait. Puis, à mesure que le choc laissait dans son esprit la place à une vague compréhension, l’horreur l’envahit insidieusement. C’était finalement arrivé ; il avait suffisamment perdu l’esprit pour que les autres puissent s’en rendre compte.

 

 

3

 

QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?

par John Chambers

 

Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.

T.S. ELIOT (dit « Butch »)

 

Chacune de ses paroles était un mensonge,

Telle fut ma première pensée.

Robert BROWNING (dit « le Kid »)

 

Le Pistolero est la vérité.

Roland est la vérité.

Le Prisonnier est la vérité.

La Dame d’Ombres est la vérité.

Le Prisonnier et la Dame sont mariés. C’est la vérité.

Le relais est la vérité.

Le Démon qui Parle est la vérité.

Nous sommes allés sous les montagnes, et c’est la vérité.

Il y avait des monstres sous les montagnes. C’est la vérité.

L’un d’eux avait une pompe à essence Amoco entre les jambes et prétendait que c’était son pénis. C’est la vérité.

Roland m’a laissé mourir. C’est la vérité.

Je l’aime encore.

C’est la vérité.

 

— Et il est très important que vous lisiez tous Sa Majesté des mouches, disait Mme Avery de sa voix claire mais quelque peu éteinte. Et quand vous l’aurez lu, vous devrez vous poser certaines questions. Un bon roman ressemble souvent à une série de devinettes à tiroirs, et celui-ci est un très bon roman – un des meilleurs romans de la seconde moitié du XXe siècle. De-mandez-vous d’abord quelle est la signification symbolique de la conque. Deuxièmement…

Loin. Très loin. Jake tourna la première page de sa composition d’une main tremblante, y laissant une tache de sueur.

 

Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? Quand elle est hors de ses gonds, et c’est la vérité.

Blaine est la vérité.

Blaine est la vérité.

Qu’est-ce qui a quatre roues et un million d’ailes ? Un camion à ordures grouillant de mouches, et c’est la vérité.

Blaine est la vérité.

Il faut surveiller Blaine en permanence, Blaine est peine, et c’est la vérité.

Je suis pratiquement sûr que Blaine est dangereux, et c’est la vérité.

Qu’est-ce qui est tout noir, tout blanc, tout rouge ? Un zèbre qui pique un fard, et c’est la vérité.

Blaine est la vérité.

Je veux retourner là-bas, et c’est la vérité.

Je dois retourner là-bas, et c’est la vérité.

Je vais devenir fou si je ne retourne pas là-bas, et c’est la vérité.

Je ne pourrai pas rentrer chez moi tant que je n’aurai pas trouvé une pierre une rose une porte, et c’est la vérité.

Tchou-tchou, et c’est la vérité.

Tchou-tchou. Tchou-tchou.

Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou.

Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou.

J’ai peur. C’est la vérité.

 

Jake leva lentement les yeux. Son cœur battait si fort qu’il voyait danser devant lui une boule incandescente, comme l’image rémanente d’une ampoule, une ampoule qui clignotait à l’unisson de son rythme cardiaque titanesque.

Il vit Mme Avery tendant sa composition à ses parents. M. Bissette se tenait près d’elle, le visage grave. Il entendit Mme Avery dire de sa voix claire et pourtant quelque peu éteinte : Votre fils est gravement malade. Si vous avez besoin d’une preuve, jetez un coup d’œil à cette composition.

John n’est plus lui-même depuis environ trois semaines, ajouta M. Bissette. Il a parfois l’air terrifié et il a toujours l’air ahuri… il n’a plus sa tête à lui, si vous voyez ce que je veux dire. Je pense que John est fou… comprenez-vous[2] ?

Au tour de Mme Avery : Auriez-vous par hasard chez vous certaines substances hallucinogènes auxquelles John aurait pu avoir accès ?

Jake ne savait que vaguement ce qu’étaient les substances hallucinogènes, mais il savait que son père conservait plusieurs grammes de cocaïne dans le dernier tiroir de son bureau. Son père penserait sûrement qu’il avait fouillé dedans.

— À présent, laissez-moi vous dire quelques mots sur Catch 22, dit Mme Avery depuis son bureau. C’est un livre très difficile pour des jeunes gens de votre âge, mais vous le trouverez littéralement enchanteur si vous ouvrez votre esprit à son charme spécial. Vous pouvez considérer ce roman, si vous le voulez, comme une comédie surréaliste.

Je n’ai pas besoin de lire quelque chose comme ça, pensa Jake. Je suis déjà en train de vivre quelque chose comme ça, et ça n’a rien d’une comédie.

Il regarda la dernière page de sa composition. Il n’y figurait aucun mot. Mais il avait de nouveau collé une image sur le papier. C’était une photographie de la tour de Pise. Il avait noirci sa silhouette avec un crayon à papier. Les lignes sombres et sinueuses décrivaient d’extravagantes arabesques.

Il n’avait aucun souvenir de cette photo triturée.

Absolument aucun.

Il entendit à présent son père s’adresser à M. Bissette : Il est fou[3] Oui, complètement fou. Un gosse qui gâche toutes ses chances de réussite dans une école comme Piper est FORCÉMENT fou, n’est-ce pas ? Eh bien… je vais m’occuper de ça. C’est mon boulot, après tout. La réponse, c’est Sunnyvale. Il a besoin de passer quelque temps à Sunnyvale, il pourra tresser des paniers d’osier et remettre de l’ordre dans son crâne. Ne vous inquiétez pas pour notre gosse, les amis ; il aura beau courir, il ne nous échappera pas.

Est-ce qu’on l’enverrait vraiment chez les cinoques s’il devenait évident que son ascenseur ne montait plus au dernier étage ? Jake pensait que la réponse était un oui franc et massif. Son père n’accepterait jamais d’abriter un dingue sous son toit. L’endroit où on l’enverrait ne s’appellerait peut-être pas Sunnyvale, mais il y aurait des barreaux aux fenêtres et des couloirs pleins d’hommes en blouse blanche et en souliers à semelles de crêpe. Ces hommes auraient des yeux vigilants, des muscles puissants et des seringues chargées de sommeil artificiel.

Ils diront à tout le monde que je suis parti, pensa Jake. (Un flot de panique réduisit provisoirement au silence les voix qui se querellaient dans son esprit.) Ils diront que je suis allé passer un an à Modesto, chez mon oncle et ma tante… ou que je suis allé en Suède pour apprendre la langue… ou que je suis parti réparer des satellites dans l’espace. Ma mère n’aimera pas ça… elle pleurera un peu… mais elle ne fera rien. Elle a ses petits amis pour la consoler, et puis elle fait toujours ce qu’il a décidé. Elle… ils… moi…

Il sentit un hurlement monter dans sa gorge et serra les lèvres pour le contenir. Il regarda de nouveau les arabesques noires qui grouillaient sur la photo de la tour de Pise et pensa : Je dois ficher le camp d’ici. Je dois ficher le camp tout de suite.

Il leva la main.

— Oui, John, qu’y a-t-il ?

Mme Avery le regardait de cet air légèrement exaspéré qu’elle réservait aux élèves qui l’interrompaient au milieu d’un exposé.

— Je souhaiterais sortir quelques instants, s’il vous plaît, dit Jake.

Nouvel exemple du Piper tel qu’on le parle. Les élèves de Piper n’avaient jamais besoin d’aller « au petit coin », de « se soulager », ni – Dieu les garde ! – de « couler un bronze ». Sans doute les considérait-on comme des êtres trop parfaits pour souiller de leurs déjections la Grande Route de la Vie. De temps en temps, ils demandaient la permission de « sortir quelques instants », un point c’est tout.

Mme Avery soupira.

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— Oui, m’dame.

— Très bien. Ne tardez pas.

— Non, m’dame.

Il ferma la chemise en se levant, la prit dans sa main, puis la reposa à contrecœur. Inutile. Mme Avery ne manquerait pas de se demander pourquoi il emportait sa composition aux toilettes. Il aurait dû sortir les pages compromettantes de la chemise et les fourrer dans sa poche avant de demander la permission de sortir. Trop tard.

Jake remonta l’allée en direction de la porte, laissant sa chemise sur le bureau et son cartable sous le bureau.

— J’espère que ça n’aura pas de mal à sortir, Chambers, murmura David Surrey en étouffant un rire.

— Fermez votre grande bouche, David, dit Mme Avery, de toute évidence complètement exaspérée, et toute la classe éclata de rire.

Jake arriva devant la porte donnant sur le couloir et sentit l’espoir l’envahir de nouveau lorsqu’il en tourna le bouton : Ça y est – cette fois-ci, ça y est. Je vais ouvrir cette porte et le soleil brillera sur le désert. Je sentirai un vent sec et brûlant sur mes joues. Je franchirai la porte et je ne reverrai plus jamais cette classe.

Il ouvrit la porte et ne vit que le couloir, mais il avait quand même raison sur un point : il ne revit plus jamais la classe de Mme Avery.

 

 

4

 

Il avança lentement le long du sombre couloir lambrissé, quelques gouttes de sueur sur le front. Il passa devant plusieurs salles, dont il se serait senti obligé d’ouvrir les portes s’il n’avait pas aperçu les élèves au travail derrière les fenêtres. Il jeta un coup d’œil sur la classe de français de M. Bissette et sur la classe de géométrie de M. Knopf. Ses condisciples étaient penchés sur leurs cahiers, un stylo à la main. Il jeta un coup d’œil sur la classe d’éloquence de M. Harley et vit Stan Dorfman – une de ses connaissances qui n’étaient pas tout à fait des amis – entamer son discours de fin d’année. Stan paraissait mort de peur, mais Jake aurait pu lui dire qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la peur – la vraie peur.

Je suis mort.

Non, je ne suis pas mort.

Si.

Non.

Si.

Non.

Il arriva devant une porte où était inscrit le mot FILLES. Il l’ouvrit, s’attendant à découvrir le ciel bleu, le désert, les montagnes à l’horizon. Au lieu de cela, il vit Belinda Stevens debout devant un lavabo, les yeux fixés sur la glace, affairée à s’extraire un point noir du front.

— Bon Dieu, qu’est-ce qui te prend d’entrer ici ? demanda-t-elle.

— Excuse-moi. Je me suis trompé de porte. Je croyais que c’était celle du désert.

— Hein ?

Mais il avait déjà lâché la porte et elle se refermait sans bruit. Il passa devant le distributeur d’eau et ouvrit la porte marquée GARÇONS. Cette fois-ci, c’était la bonne, il le savait, il en était sûr, cette porte allait lui permettre de retourner dans…

Trois urinoirs impeccables luisaient à la lumière fluorescente. Un robinet gouttait solennellement dans un lavabo. Et c’était tout.

Jake laissa la porte se refermer. Il regagna le couloir, ses talons claquant énergiquement sur le carrelage. Il jeta un coup d’œil dans le bureau du principal et n’y vit que Mme Franks. Elle parlait au téléphone, se balançant doucement sur son fauteuil et triturant une mèche de ses cheveux. La clochette couleur argent était posée près du combiné. Jake attendit qu’elle disparaisse à sa vue, puis passa vivement devant la porte. Trente secondes plus tard, il émergeait à la lumière claire de ce matin de mai.

Je fais l’école buissonnière, pensa-t-il. (La confusion qui l’habitait ne l’empêcha pas de s’émerveiller de la tournure imprévue que prenaient les événements.) Dans cinq ou dix minutes, Mme Avery remarquera que je ne suis pas revenu des toilettes, elle enverra quelqu’un y jeter un coup d’œil… et tout le monde sera au courant. Tout le monde saura que je suis parti, que je fais l’école buissonnière.

Il pensa à la chemise posée sur son bureau.

Ils vont lire ma composition et ils vont penser que je suis dingue. Fou[4]. Bien sûr. C’est normal. Je suis fou.

Puis une autre voix prit la parole. Il crut reconnaître la voix de l’homme aux yeux de bombardier, l’homme qui portait deux revolvers sur ses hanches. Cette voix était glaciale… mais néanmoins quelque peu rassurante.

Non, Jake, dit Roland. Tu n’es pas fou. Tu es perdu et terrifié, mais tu n’es pas fou, et tu n’as rien à craindre de ton ombre au matin marchant derrière toi ni de ton ombre le soir surgie à ta rencontre. Tu dois trouver le chemin qui te reconduira chez toi, voilà tout.

— Mais où dois-je aller ? murmura Jake.

Il était sur le trottoir de la 50e Rue, entre Park Avenue et Madison Avenue, et regardait filer les voitures. Un bus passa en crachotant un mince sillage de fumée bleue et âcre.

— Où dois-je aller ? Où est cette putain de porte ?

Mais la voix du Pistolero s’était tue.

Jake tourna à gauche, en direction du Fleuve Oriental, et avança à l’aveuglette. Il n’avait aucune idée de sa destination – pas la moindre idée. Il ne pouvait qu’espérer que ses pieds l’y conduiraient… après l’avoir tant de fois égaré.

 

 

5

 

C’était arrivé trois semaines plus tôt.

On ne peut pas dire : Tout avait commencé trois semaines plus tôt, car cela donnerait l’impression qu’il y avait eu une sorte de progression et ce serait inexact. Il y avait bien eu une progression dans le comportement des voix, qui s’étaient faites de plus en plus violentes à mesure qu’elles proclamaient la véracité de leurs réalités contradictoires, mais le reste était arrivé d’un seul coup.

Il est 8 heures du matin quand il part pour l’école – il va toujours à l’école à pied quand il fait beau, et il fait un temps superbe en ce mois de mai. Son père est parti pour la Chaîne, sa mère est encore au lit, et Mme Greta Shaw est en train de lire le New York Post en buvant un café à la cuisine.

— Au revoir, Greta, lui dit-il. Je vais à l’école.

Elle le salue de la main sans lever les yeux de son journal.

— Bonne journée, Johnny.

Le train-train quotidien. Un jour comme les autres.

Et le train-train continue de rouler pendant les quinze cents secondes suivantes. Puis tout change de façon irrémédiable.

Il marche d’un pas nonchalant, son sac dans une main et son déjeuner dans l’autre, s’attarde devant les vitrines. Sept cent vingt secondes avant la fin de sa vie telle qu’il l’a connue, il s’arrête devant la vitrine de Brendio’s, où des mannequins vêtus de manteaux de fourrure et de tenues édouardiennes prennent des poses un peu raides. Il ne pense qu’aux parties de bowling qui l’attendent après les cours. Son score moyen est de 158, un score exceptionnel pour un gosse de onze ans. Il a pour ambition de devenir un jour un joueur professionnel (et si son père avait connaissance de ce petit factoïde, il piquerait une autre crise).

On se rapproche à présent – on se rapproche du moment où sa raison va subir une soudaine éclipse.

Il traverse la 39e Rue : plus que quatre cents secondes. Il attend le feu vert à la 41e Rue : deux cent soixante-dix secondes. Il s’arrête devant le magasin de jouets au coin de la 5e Avenue et de la 42e Rue : cent quatre-vingt-dix secondes. Et alors qu’il ne lui reste qu’un peu plus de trois minutes d’existence ordinaire, Jake Chambers pénètre dans l’ombre invisible de cette force que Roland appelle ka-tet.

Une étrange sensation de malaise l’envahit insidieusement. Tout d’abord, il a l’impression qu’on l’observe, puis il se rend compte que ce n’est pas ça… pas exactement. Il a l’impression d’avoir déjà vécu ce moment ; de revivre un rêve qu’il a en grande partie oublié. Il attend que ça passe, mais la sensation persiste. Et elle se fait même plus forte, s’enrichit d’un sentiment qu’il reconnaît comme étant de la terreur.

Devant lui, au coin de la 5e Avenue et de la 43e Rue, un Noir coiffé d’un canotier installe un stand de bretzels et de sodas.

C’est lui qui va crier : « Ô mon Dieu, il l’a tué ! », pense Jake.

Une grosse dame portant un sac Bloomingdale’s s’approche du coin de la rue.

Elle va lâcher son sac. Elle va lâcher son sac, porter ses mains à sa bouche et pousser un hurlement. Le sac va se déchirer. Il y a une poupée dans le sac. Elle est enveloppée dans une serviette rouge. Je la verrai depuis la chaussée. La chaussée sur laquelle je serai allongé, le pantalon imbibé de sang, au milieu d’une mare de sang.

Derrière la grosse dame, il y a un homme de haute taille vêtu d’un costume gris anthracite. Il tient un attaché-case à la main.

C’est lui qui va vomir sur ses souliers. C’est lui qui va lâcher son attaché-case et vomir sur ses souliers. Qu’est-ce qui m’arrive ?

Mais ses pieds le conduisent vers le carrefour, vers la chaussée que les piétons traversent d’un pas vif. Quelque part derrière lui, de plus en plus près, il y a un prêtre assassin. Il le sait, tout comme il sait que le prêtre va bientôt tendre les mains pour le pousser… mais il est incapable de se retourner. C’est comme s’il était piégé par un cauchemar où les choses suivent leur cours inéluctable.

Plus que cinquante-trois secondes. Devant lui, le vendeur de bretzels ouvre un compartiment dans sa carriole.

Il va en sortir une bouteille de Yoo-Hoo, pense Jake. Pas une boîte, une bouteille. Il va l’agiter et la boire aussitôt.

Le vendeur de bretzels sort une bouteille de Yoo-Hoo, l’agite vigoureusement et la décapsule.

Plus que quarante secondes.

Le feu va passer au vert.

Le signal PASSEZ PIÉTONS disparaît. Le signal ATTENDEZ PIÉTONS se met à clignoter. Et quelque part, à moins de deux pâtés de maisons de là, une grosse Cadillac bleue roule vers le croisement de la 5e Avenue et de la 43e Rue. Jake le sait, tout comme il sait que son conducteur est un homme obèse coiffé d’un chapeau de la même couleur que sa voiture.

Je vais mourir !

Il veut hurler ces mots aux passants qui se bousculent autour de lui sans le voir, mais ses mâchoires sont bloquées. Ses pieds le conduisent sereinement vers le croisement. Le signal ATTENDEZ PIÉTONS cesse de clignoter et resplendit de sa couleur rouge vif. Le vendeur de bretzels jette sa bouteille de Yoo-Hoo dans une poubelle au coin de la rue. La grosse dame se plante de l’autre côté de la chaussée, face à Jake, tenant son sac par les poignées. L’homme au costume anthracite est juste derrière elle. Plus que dix-huit secondes à présent.

C’est là qu’arrive le camion de jouets, pense Jake.

Devant lui, une fourgonnette sur laquelle sont peints un diable jovial jaillissant de sa boîte et les mots TOOKER JOUETS EN GROS franchit le croisement à vive allure, rebondissant sur les nids-de-poule. Derrière lui, et Jake le sait, l’homme en noir accélère l’allure, se rapproche de lui, tend vers lui ses longues mains. Mais il est incapable de se retourner, tout comme dans ces rêves où vous êtes poursuivi par un monstre.

Cours ! Et si tu ne peux pas courir, assieds-toi et accroche-toi à un panneau de stationnement interdit ! Empêche ça d’arriver !

Mais il est incapable d’empêcher quoi que ce soit. Devant lui, au bord du trottoir, il y a une jeune femme vêtue d’un pull blanc et d’un chemisier noir. À sa gauche, un jeune Chicano avec une énorme radio collée à l’oreille. Un tube disco de Donna Summer est en train de s’achever. Il sera suivi par Dr Love, de Kiss, et Jake le sait.

Ils vont s’écarter…

Alors même qu’il pense ces mots, la femme fait un pas sur sa droite. Le Chicano fait un pas sur sa gauche, et un espace se crée entre eux. Les pieds de Jake, ces traîtres, l’y conduisent. Plus que neuf secondes.

En bas de la rue, le soleil éclatant de ce mois de mai se reflète sur le bouchon de radiateur d’une Cadillac. C’est une Sedan de Ville modèle 1976 et Jake le sait. Six secondes. La Cadillac accélère. Le feu va bientôt passer au rouge et son conducteur, l’homme obèse au chapeau orné d’une petite plume, a l’intention de le prendre de vitesse. Trois secondes. Derrière Jake, l’homme en noir se penche. « Love to Love You, Baby » s’achève et la radio passe à présent « Dr Love ».

Deux.

La Cadillac change de file, rasant le trottoir sur lequel Jake se tient un peu plus loin, et fonce vers le croisement, calandre rugissante.

Un.

Le souffle de Jake se bloque dans sa gorge.

Zéro.

— Oh ! s’écrie Jake lorsque les mains le poussent violemment, le poussent sur la chaussée, le poussent vers la mort…

Sauf qu’il n’y a pas de mains.

Il chancelle quand même, agitant les bras, la bouche ouverte sur un O de désespoir. Le Chicano à la grosse radio tend la main, l’agrippe par le bras et le tire en arrière.

— Fais gaffe, petit héros, dit-il. Ces bagnoles vont te transformer en hamburger.

La Cadillac passe lentement devant lui. Jack aperçoit l’obèse au chapeau bleu qui lui jette un coup d’œil, puis la voiture disparaît.

C’est à ce moment-là que c’est arrivé ; c’est à ce moment-là qu’il s’est déchiré en deux, qu’il est devenu deux petits garçons. Le premier agonisait sur la chaussée. Le second se tenait sur le trottoir et regardait, stupéfait, le signal ATTENDEZ PIÉTONS laisser la place au signal PASSEZ PIÉTONS, les gens traverser la rue comme si rien ne s’était passé… et rien ne s’était passé, rien du tout.

Je suis vivant ! s’écria une moitié de son esprit avec soulagement.

Je suis mort ! lui répliqua l’autre moitié. Je suis étendu sur la chaussée et je suis mort ! Ils se rassemblent autour de moi et l’homme en noir qui m’a poussé leur dit : « Je suis prêtre. Laissez-moi passer. »

Un flot de nausée envahit son esprit et transforma ses pensées en nuages effilochés par le vent. Il vit la grosse dame s’approcher et jeta un coup d’œil dans son sac quand elle passa près de lui. Il aperçut les yeux bleus d’une poupée enveloppée dans une serviette rouge, tout comme il s’y était attendu. Puis elle disparut. Le vendeur de bretzels ne criait pas Ô mon Dieu, il est mort ; il continuait à s’installer pour la journée tout en sifflotant la chanson de Donna Summer que beuglait la radio du Chicano.

Jake se retourna, les yeux fous, en quête du prêtre qui n’était pas un prêtre. Il ne le vit nulle part.

Jake gémit.

Ressaisis-toi ! Qu’est-ce qui te prend ?

Il n’en savait rien. Il ne savait qu’une chose : il aurait dû être allongé sur la chaussée, dans l’attente de la mort, pendant que la grosse dame hurlait, que le type au costume anthracite vomissait, que l’homme en noir se frayait un chemin parmi les badauds.

Et c’était apparemment ce qui se passait dans une partie de son esprit.

Il fut pris d’un étourdissement. Laissant tomber son déjeuner sur le trottoir, il se gifla violemment les joues. Une femme en route pour le bureau lui jeta un regard bizarre. Il l’ignora. Abandonnant son déjeuner, il fonça sur la chaussée, ignorant le signal ATTENDEZ PIÉTONS qui s’était remis à clignoter. Mais cela n’avait plus d’importance. La mort s’était approchée de lui… mais elle était repartie sans le toucher. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça, et il le savait au fond de lui-même, mais c’était quand même arrivé.

Peut-être qu’il vivrait éternellement.

Cette idée lui donnait envie de hurler.

 

 

6

 

Il avait les idées un peu plus claires lorsqu’il arriva à l’école, et son esprit s’affairait à le convaincre que tout ça n’était pas grave, pas grave du tout. Peut-être qu’il lui était arrivé un truc un peu bizarre, une sorte de flash psychique, un bref coup d’œil jeté sur un futur possible, mais quelle importance ? Aucune, pas vrai ? En fait, c’était même une idée un peu cool – ça ressemblait aux articles des journaux à sensation que Greta Shaw dévorait quand elle était sûre que la mère de Jake n’était pas dans les parages – des journaux comme le National Enquirer et l’Inside View. Sauf que, bien entendu, ces articles parlaient de flashs psychiques aussi décisifs qu’une attaque nucléaire tactique – une femme qui rêve d’un accident d’avion et qui annule sa réservation, un type qui rêve que son frère est retenu prisonnier dans une biscuiterie fabriquant des gâteaux chinois et qui s’avère avoir raison. Un flash psychique qui vous permet de savoir à l’avance que la radio va passer une chanson de Kiss, qu’une grosse dame a dans son sac Bloomingdale’s une poupée enveloppée dans une serviette rouge, qu’un vendeur de bretzels va boire son Yoo-Hoo dans une bouteille et non dans une boîte… quelle importance ça peut avoir ?

N’y pense plus, se dit-il. C’est fini.

Excellente idée, sauf que ce n’était pas encore fini lors de sa troisième heure de cours. Alors qu’il regardait M. Knopf résoudre des équations algébriques élémentaires, il se rendit compte, horrifié, que tout un ensemble de souvenirs inédits montaient à la surface de son esprit. Il avait l’impression de voir d’étranges objets émergeant lentement des eaux boueuses d’un lac.

Je me trouve dans un endroit que je ne connais pas, se dit-il. Enfin, dans un endroit que je connaîtrai – ou que j’aurais connu si la Cadillac m’avait écrasé. C’est le relais – mais la partie de moi-même qui s’y trouve ne le sait pas encore. Elle sait seulement qu’elle est quelque part dans le désert et qu’il n’y a personne. J’ai pleuré parce que j’ai très peur. J’ai peur d’être en enfer.

À 3 heures de l’après-midi, lorsqu’il arriva à l’Entre-Deux-Quilles, il avait trouvé la pompe dans l’étable et bu un peu d’eau. L’eau était glaciale et avait un goût minéral très prononcé. Bientôt, il entrerait dans le relais et trouverait une petite provision de bœuf séché dans une pièce qui avait jadis été une cuisine. Il le savait avec certitude, tout comme il avait su que le vendeur de bretzels allait boire une bouteille de Yoo-Hoo et que la poupée enfouie dans le sac Bloomingdale’s aurait les yeux bleus.

Ça ressemblait à des souvenirs du futur.

Il n’obtint que des scores médiocres au bowling – 96 et 87. Timmy jeta un coup d’œil à sa feuille de résultats lorsqu’il la lui tendit avant de partir et secoua la tête.

— C’est un jour sans, champion, dit-il.

— Tu peux le dire, répliqua Jake.

Timmy le détailla quelques instants.

— Tu te sens bien ? Tu es vraiment pâle.

— J’ai l’impression que j’ai attrapé un microbe.

Ça ne ressemblait pas à un mensonge. Il avait bel et bien attrapé quelque chose.

— Rentre chez toi et va te coucher, lui conseilla Timmy. Bois quelque chose de frais – du gin ou de la vodka, par exemple.

Jake se força à sourire.

— Entendu.

Il rentra lentement chez lui. Tout autour de lui, New York déployait sa séduction printanière – un musicien jouait sa sérénade à chaque coin de rue, les arbres étaient en fleurs, les passants de bonne humeur. Jake voyait tout cela, mais il voyait également au-delà : il se voyait tapi dans les ombres de la cuisine pendant que l’homme en noir buvait goulûment à la pompe, se voyait sangloter de soulagement lorsque l’homme – ou la créature – s’éloignait sans l’avoir découvert, se voyait plonger dans un profond sommeil dès que le soleil se couchait et que les étoiles apparaissaient une à une, tels des fragments de glace dans le ciel pourpre du désert.

Il ouvrit la porte du duplex, entra et se dirigea vers la cuisine pour aller manger un morceau. Il n’avait pas vraiment faim, mais telle était son habitude. Il approchait du réfrigérateur lorsque son œil se posa sur la porte de l’office, et il s’immobilisa. Il comprit soudain que le relais – ainsi que tout le reste de ce monde étrange qui était désormais le sien – se trouvait derrière cette porte. Il lui suffisait de la pousser pour rejoindre le Jake qui s’y trouvait déjà. La dislocation bizarre qui affligeait son esprit cesserait d’exister ; les voix qui ne cessaient de discuter de sa mort survenue et évitée à 8 h 25 ce matin-là finiraient par se taire.

Jake poussa la porte des deux mains, un sourire éclatant sur le visage… et se figea lorsque Mme Shaw, debout sur un tabouret au fond de l’office, poussa un hurlement. La boîte de sauce tomate qu’elle tenait dans sa main tomba par terre. Elle vacilla sur son perchoir et Jake se précipita pour l’empêcher de rejoindre la boîte de conserve.

— Doux Jésus ! hoqueta-t-elle en posant une main tremblante sur sa poitrine. Johnny, tu m’as fichu une trouille bleue !

— Je suis navré, dit-il.

Il était bien navré, mais il était aussi amèrement déçu. Ce n’était que l’office, après tout. Il était pourtant sûr

— Qu’est-ce que tu fais à rôder comme ça dans la cuisine ? Je croyais que tu allais au bowling aujourd’hui ! Je ne t’attendais pas avant une heure ! Je ne t’ai pas encore préparé ton goûter, alors ne t’attends pas à ce que je te le serve.

— Ce n’est pas grave. De toute façon, je n’ai pas très faim.

Il se baissa pour ramasser la boîte de sauce tomate.

— On ne le croirait pas à te voir foncer tête baissée dans l’office, grommela-t-elle.

— J’ai cru entendre une souris. Sans doute que ce n’était que vous.

— Sans doute. (Elle descendit du tabouret et lui prit la boîte des mains.) On dirait que tu as attrapé la grippe, Johnny. (Elle posa une main sur son front.) Tu n’as pas l’air d’avoir de la température, mais ça ne veut pas dire grand-chose.

— Je dois être un peu fatigué, c’est tout. (Si seulement ce n’était que ça, pensa-t-il.) Je vais boire un soda et regarder la télé.

Elle grommela.

— Tu as des copies à me montrer ? Dans ce cas, dépêche-toi. Je suis en retard pour préparer le souper.

— Non, je n’ai rien aujourd’hui.

Il sortit de l’office, se servit un soda, puis alla dans la salle de séjour. Il alluma la télé et regarda Hollywood Squares d’un œil distrait pendant que les voix reprenaient leur querelle et que les souvenirs de l’autre monde continuaient à faire surface dans son esprit.

 

 

7

 

Sa mère et son père ne remarquèrent rien d’anormal – son père ne rentra du travail qu’à 21 h 30 – et ça lui convenait parfaitement. Il alla se coucher à 22 heures et resta étendu dans les ténèbres, écoutant les bruits de la ville montant à sa fenêtre : klaxons, sirènes et coups de frein.

Tu es mort.

Mais non. Tu es couché dans ton lit, bien à l’abri et bien en vie.

Aucune importance. Tu es mort, et tu le sais parfaitement.

Et le pire, c’est qu’il savait que les deux voix avaient raison.

Je ne sais pas laquelle de vous deux je dois croire, mais je sais que je ne tiendrai pas le coup longtemps si vous continuez comme ça. Alors taisez-vous, toutes les deux. Arrêtez de vous disputer et laissez-moi tranquille. D’accord ? S’il vous plaît ?

Mais les voix ne voulaient pas se taire. Ne pouvaient pas se taire, apparemment. Et Jake eut soudain l’idée de se lever – tout de suite – et d’ouvrir la porte de la salle de bains. L’autre monde se trouvait derrière elle. Il y aurait le relais et il y aurait aussi le reste de lui-même, blotti sous une vieille couverture dans un coin de l’étable, essayant de dormir et se demandant ce qui avait bien pu lui arriver.

Je peux le lui dire, pensa Jake, tout excité. Il rejeta ses couvertures, soudain persuadé que la porte qui se trouvait à côté de sa bibliothèque ne donnait plus sur la salle de bains mais sur un monde qui sentait la chaleur, l’armoise et l’effroi dans une poignée de poussière, un monde qui gisait à présent à l’ombre des ailes de la nuit. Je peux le lui dire, mais je n’en aurai pas besoin… parce que je serai EN lui… je SERAI lui !

Il traversa en courant sa chambre obscure, si soulagé qu’il se mit presque à rire, et ouvrit la porte en grand. Et…

Et c’était sa salle de bains. Rien que sa salle de bains, avec le poster encadré de Marvin Gaye sur le mur et sur le carrelage les lignes d’ombre et de lumière du store vénitien.

Il resta là un long moment, s’efforçant de ravaler sa déception. Elle refusa de se laisser faire. Et elle était amère.

Amère.

 

 

8

 

Les trois semaines suivantes s’étirèrent dans la mémoire de Jake comme une désolation brûlée par le soleil – des terres perdues de cauchemar où la paix, le calme et le répit étaient inconnus. Tel un prisonnier impuissant observant une ville mise à sac, il avait vu son esprit succomber peu à peu sous le poids des voix et des souvenirs spectraux. Il avait espéré que ses souvenirs parallèles disparaîtraient lorsque l’homme nommé Roland l’avait laissé choir dans l’abîme sous les montagnes, mais ils n’en avaient rien fait. Toute la séquence avait recommencé depuis le début, comme une bande magnétique programmée pour passer en boucle jusqu’à ce qu’elle se casse ou que quelqu’un vienne interrompre son déroulement.

Les perceptions qu’il avait de sa vie plus ou moins réelle de jeune garçon new-yorkais se firent de plus en plus éparses à mesure que le schisme s’élargissait dans son esprit. Il se rappelait être allé à l’école durant la semaine, au cinéma le week-end, et à un brunch dominical avec ses parents une semaine plus tôt (ou était-ce deux semaines plus tôt ?), mais il se souvenait de ces événements comme une personne atteinte de malaria se souvient des phases les plus dramatiques de son affection : les gens devenaient des ombres, leurs voix se superposaient, et il lui fallait lutter pour manger un sandwich ou pour prendre un Coca au distributeur du gymnase. Jake avait vécu ces journées dans une brume peuplée de voix querelleuses et de souvenirs dédoublés. L’obsession que lui inspiraient les portes – toutes sortes de portes – s’était aggravée ; l’espoir qu’il avait de trouver le monde du Pistolero derrière l’une d’elles avait persisté. Ce qui n’avait rien d’étrange, car c’était le seul espoir qui lui restait.

Mais à partir d’aujourd’hui, le jeu avait pris fin. De toute façon, il n’avait jamais eu une chance de le gagner. Il avait renoncé. Il faisait l’école buissonnière. Jake s’avança dans le réseau serré des rues de New York, la tête basse, ne sachant ni où il allait ni ce qu’il ferait une fois parvenu à destination.

 

 

9

 

Vers 9 heures, il finit par reprendre ses esprits et par jeter un coup d’œil autour de lui. Il se trouvait au coin de Lexington Avenue et de la 54e Rue et n’avait aucune idée sur la façon dont il était arrivé là. Il remarqua pour la première fois que le temps était absolument superbe. Il faisait déjà beau le 9 mai, le jour où sa folie avait pris naissance, mais il faisait dix fois plus beau aujourd’hui – peut-être était-ce aujourd’hui que le printemps allait apercevoir derrière lui l’été prêt à lui piquer la place, un sourire éclairant son visage bronzé et sûr de lui. Le soleil se reflétait avec éclat sur les vitres des buildings ; les ombres des piétons étaient d’un noir profond. Le ciel était d’un bleu sans reproche, parsemé çà et là de gros nuages de beau temps.

Un peu plus loin, deux hommes d’affaires en costume de bonne coupe se tenaient debout devant une palissade érigée autour d’un chantier. Ils riaient aux éclats et se passaient quelque chose. Curieux, Jake se dirigea vers eux et, une fois qu’il se fut rapproché, se rendit compte que les deux hommes d’affaires jouaient au morpion sur la palissade, dessinant grilles, X et O avec un stylo Mark Cross des plus coûteux. Jake fut littéralement enchanté de ce spectacle. L’un des deux hommes inscrivit un O dans le coin supérieur droit de la grille, puis traça une diagonale sur celle-ci.

— Encore battu ! s’exclama son ami.

Puis cet homme, qui ressemblait à un cadre supérieur, à un avocat ou à un agent de change, s’empara du stylo et dessina une autre grille.

Le gagnant tourna légèrement la tête et aperçut Jake. Il lui sourit.

— Belle journée, pas vrai, gamin ?

— Oh oui, dit Jake, émerveillé de sa propre sincérité.

— Trop belle pour aller à l’école, hein ?

Cette fois-ci, Jake éclata franchement de rire. Piper, ce lieu où on assistait à un raout plutôt que d’aller à la cantoche et où on sortait parfois quelques instants mais où on ne chiait jamais, lui semblait soudain lointain et insignifiant.

— Pour ça oui !

— Tu veux faire une partie ? Ce vieux Billy n’arrivait jamais à me battre quand on allait à l’école et il n’y arrive toujours pas aujourd’hui.

— Laisse ce gamin tranquille, dit le second homme d’affaires en brandissant le stylo. Cette fois-ci, je vais t’avoir.

Il fit un clin d’œil à Jake, et celui-ci fut fort surpris de lui lancer un autre clin d’œil en réponse. Il reprit sa route, laissant les deux hommes à leur jeu. Il avait de plus en plus l’impression que quelque chose de merveilleux allait arriver – avait peut-être déjà commencé à arriver –, et on aurait dit que ses pieds ne touchaient plus le trottoir.

Le signal PASSEZ PIÉTONS apparut et il commença à traverser Lexington Avenue. Il s’arrêta si brutalement au milieu de la chaussée qu’un coursier à bicyclette faillit le renverser. Il faisait un temps superbe – d’accord. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’il se sentait si bien, si conscient de tout ce qui se passait autour de lui, si certain qu’il allait se passer quelque chose de fantastique.

Les voix s’étaient tues.

Elles ne s’étaient pas tues pour de bon – il le savait confusément –, mais, pour le moment, elles s’étaient tues. Pourquoi ?

Jake pensa soudain à deux hommes en train de se quereller dans une pièce. Ils sont assis l’un en face de l’autre et leur discussion est de plus en plus échauffée. Au bout d’un certain temps, ils se penchent l’un vers l’autre, tendent leurs visages belliqueux, s’arrosent mutuellement de postillons furibonds. Ils en viendront bientôt aux mains. Mais c’est alors qu’ils entendent un battement régulier – le bruit d’une grosse caisse –, suivi par un jaillissement de cuivres. Les deux hommes se taisent et échangent un regard intrigué.

Qu’est-ce que c’est ? demande le premier.

Je ne sais pas, répond l’autre. On dirait un défilé.

Ils se précipitent vers la fenêtre, et c’est un défilé – une fanfare en uniforme dont les membres marchent au pas tandis que le soleil fait chanter leurs trompettes et leurs cors, de jolies majorettes lançant leurs bâtons et agitant leurs longues jambes bronzées, des cabriolets couverts de fleurs et remplis de célébrités souriantes.

Les deux hommes oublient leur querelle et regardent par la fenêtre. Ils recommenceront tôt ou tard à se disputer, bien sûr, mais pour l’instant on dirait les meilleurs amis du monde ; épaule contre épaule, ils regardent passer le défilé…

 

 

10

 

Un coup de klaxon mit fin à la petite histoire que se racontait Jake, une petite histoire aussi vivante qu’un rêve dans son esprit. Il s’aperçut qu’il était toujours planté au milieu de Lexington Avenue et que le feu était passé au vert. Il jeta un regard terrifié autour de lui, persuadé que la Cadillac bleue allait lui foncer dessus, mais le type qui avait klaxonné était assis au volant d’une Mustang jaune et il avait un large sourire aux lèvres. On aurait dit que tous les habitants de New York avaient reçu une dose d’euphorisants ce jour-là.

Jake salua le conducteur de la Mustang et traversa en courant. Le type posa un doigt sur sa tempe pour lui faire comprendre qu’il était cinglé, puis lui rendit son salut et s’en fut.

Jake resta quelques instants immobile sur le trottoir, le visage offert au chaud soleil de mai, souriant et appréciant le beau temps. Les prisonniers condamnés à la chaise électrique devaient ressentir le même soulagement en apprenant qu’ils venaient de bénéficier d’une remise de peine, pensa-t-il.

Les voix s’étaient tues.

Quel défilé avait bien pu les distraire, même temporairement ? Telle était la question. Était-ce tout simplement la beauté peu ordinaire de ce matin de printemps ?

Jake ne le pensait pas. Il ne le pensait pas parce qu’il sentait monter en lui un étrange savoir, celui-là même qui l’avait possédé corps et âme trois semaines plus tôt, lorsqu’il était arrivé au coin de la 5e Avenue et de la 46e Rue. Mais le 9 mai, il avait su que sa mort était proche. Aujourd’hui, il ressentait la présence d’un rayonnement, une impression de bonheur et d’anticipation. C’était comme si… comme si…

Blanc. Tel fut le mot qui lui vint à l’esprit, et il résonna dans sa tête avec des accords chaleureux et triomphants.

— C’est le Blanc ! s’exclama-t-il. L’avènement du Blanc !

Il descendit la 54e Rue et, lorsqu’il arriva au coin de la 2e Avenue, il passa une nouvelle fois à l’ombre du ka-tet.

 

 

11

 

Il tourna à droite, puis s’arrêta et rebroussa chemin jusqu’au coin de la rue. Il devait descendre la 2e Avenue, oui, cela ne faisait aucun doute, mais il était du mauvais côté de la chaussée. Lorsque le feu passa au rouge, il traversa la rue en courant et tourna de nouveau à droite. Cette impression, cette idée de

(blancheur)
justesse se fit plus insistante. Il se sentait à moitié fou de joie et de soulagement. Tout irait bien. Cette fois-ci, pas d’erreur. Il était sûr qu’il allait bientôt voir des gens qu’il reconnaîtrait, tout comme il avait reconnu la grosse dame et le vendeur de bretzels, et ces gens-là feraient des choses dont il se souviendrait avant de les avoir vues. Puis il arriva devant la librairie.

 

 

12

 

Les mots RESTAURANT SPIRITUEL DE MANHATTAN étaient peints sur la vitrine. Jake se dirigea vers la porte. On y avait accroché une ardoise du type de celles qu’on emploie dans les restaurants et les cantines.

 

MENU DU JOUR

 

En provenance de Floride ! John D. Macdonald grillés

Livres reliés : 3 pour 2,50 $

Livres de poche : 9 pour 5 $

En provenance du Mississippi !

William Faulkner poêlés

Livres reliés au prix marqué

Livres de poche (vintage) 75 ¢ l’unité

En provenance de Californie ! Raymond Chandler rôtis

Livres reliés au prix marqué

Livres de poche : 7 pour 5 $

 

ENTREZ ET DÉVOREZ NOS LIVRES !

 

Jake entra, conscient du fait que, pour la première fois depuis trois semaines, il venait d’ouvrir une porte sans espérer trouver derrière un autre monde. Une clochette tinta au-dessus de sa tête. L’odeur légèrement épicée des vieux livres parvint à ses narines et lui donna l’impression de rentrer chez lui.

La librairie était bel et bien aménagée comme un restaurant. Les murs étaient couverts d’étagères croulant sous les livres, mais le centre de la boutique était occupé par un long comptoir. D’un côté de celui-ci étaient placées des petites tables entourées de chaises de cafétéria. Chacune de ces tables proposait les articles figurant au menu : des romans de Travis McGee écrits par John D. MacDonald, des romans de Philip Marlowe écrits par Raymond Chandler et des romans de Snopes écrits par William Faulkner. Près de ceux-ci était placée une petite pancarte : Éditions originales disponibles – nous consulter. Une seconde pancarte, posée sur le comptoir, disait tout simplement : FEUILLETEZ ! C’était ce que faisaient deux ou trois clients, assis au comptoir et buvant un café. Jake pensa aussitôt que cette librairie était la plus formidable qu’il eût jamais vue.

La question était la suivante : qu’est-ce qui l’avait conduit ici ? Était-ce la chance, ou bien était-ce l’impression persistante qu’il avait de suivre une piste – une sorte de rayon – que lui seul était destiné à trouver ?

Il jeta un coup d’œil aux livres posés sur une table toute proche et la réponse lui apparut aussitôt.

 

 

13

 

C’étaient des livres pour enfants. Comme la table n’était pas très grande, il n’y avait dessus qu’une dizaine de volumes – Alice au pays des merveilles, Bilbo le Hobbit, Les Aventures de Tom Sawyer et quelques autres du même acabit. Celui qui avait attiré l’attention de Jake était un livre d’images de toute évidence destiné à un très jeune public. Sur sa couverture d’un vert criard figurait une locomotive anthropomorphe qui gravissait une colline. Son chasse-buffles (d’une belle couleur rose) était en fait un large sourire et son phare était un œil jovial qui semblait inviter Jake Chambers à ouvrir le livre et à lire son histoire. Charlie le Tchou-tchou, tel était son titre, histoire et dessins de Beryl Evans. Jake revit en esprit sa composition de fin d’année, la photo d’un train Amtrak collée sur sa première page, les mots tchou-tchou qui y revenaient à plusieurs reprises.

Il attrapa le livre et le serra dans ses mains, comme s’il risquait de s’envoler sans crier gare. Lorsqu’il en examina la couverture, il s’aperçut qu’il se méfiait du sourire de Charlie le Tchou-tchou. Tu as l’air bien content, mais je pense que ce n’est qu’un masque, songea-t-il. Je ne pense pas que tu sois vraiment content. Et je ne pense pas non plus que tu t’appelles vraiment Charlie.

C’étaient là des pensées un peu dingues, sans aucun doute, mais elles ne lui semblaient pas dingues. Elles lui semblaient bien sensées. Elles lui semblaient refléter la vérité.

À côté de l’endroit où on avait posé Charlie le Tchou-tchou se trouvait un livre de poche en mauvais état. Sa couverture déchirée avait été rafistolée avec du Scotch jauni par l’âge. On y voyait un garçon et une fille, l’air très intrigué, une forêt de points d’interrogation au-dessus de leurs têtes. Ce livre s’intitulait Tradéridéra, Devine-moi ! Le nom de son auteur n’était pas mentionné.

Jake glissa Charlie le Tchou-tchou sous son bras et attrapa le recueil de devinettes. Il l’ouvrit au hasard et vit ceci :

Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?

— Quand elle est hors de ses gonds, murmura Jake. (Il sentit la sueur perler à son front… sur ses bras… sur tout son corps.) Quand elle est hors de ses gonds !

— Tu as trouvé quelque chose, fiston ? demanda une voix douce.

Jake se retourna et vit un gros homme vêtu d’une chemise blanche à col ouvert qui se tenait debout à l’extrémité du comptoir. Ses mains étaient enfouies dans les poches de son vieux pantalon de toile. Une paire de lunettes demi-lune était perchée sur le dôme brillant de son crâne chauve.

— Oui, dit Jake, tout excité. Ces deux livres. Est-ce qu’ils sont à vendre ?

— Tout ce que tu vois ici est à vendre, dit l’homme. L’immeuble lui-même serait à vendre s’il m’appartenait. Hélas ! je n’en suis que le locataire.

Il tendit la main et Jake hésita un instant à lui donner les livres. Puis il se décida à contrecœur. Une partie de lui-même s’attendait à voir le gros homme s’enfuir avec les bouquins, et si cela se produisait – si le gros homme faisait seulement mine de s’enfuir –, Jake était prêt à le plaquer au sol, à lui arracher les livres et à se tirer. Il avait besoin de ces livres.

— Bien, regardons ça de plus près, dit le gros homme. Au fait, je m’appelle Tower. Calvin Tower.

Il tendit la main.

Les yeux de Jake s’écarquillèrent et il recula d’un pas par pur réflexe.

— Quoi ?

Le gros homme l’examina avec un certain intérêt.

— Calvin Tower. Lequel de ces deux mots est une injure dans ta langue, ô vagabond hyperboréen ?

— Hein ?

— Tu ressembles à quelqu’un à qui on vient de mettre la main au panier.

— Oh ! Excusez-moi. (Il serra la grosse patte de M. Tower, espérant que celui-ci n’insisterait pas. Son nom l’avait fait sursauter, mais il ne savait pas pourquoi.) Je m’appelle Jake Chambers.

Calvin Tower lui serra la main avec enthousiasme.

— C’est un nom qui sonne bien, partenaire. On dirait le nom d’un héros de western – l’étranger qui arrive un beau jour à Black Fork, Arizona, qui nettoie la ville et puis qui reprend sa route. Un roman de Wayne D. Overholser, peut-être. Sauf que tu ne ressembles pas à un héros, Jake. Tu ressembles à un gamin qui a décidé qu’il faisait trop beau pour aller à l’école.

— Oh… non. Les cours sont finis depuis vendredi dernier.

Tower eut un large sourire.

— Ouais. Bien sûr. Et tu veux ces deux bouquins, hein ? C’est bizarre, les trucs que les gens achètent. Toi, quand je t’ai vu faire un bond tout à l’heure, j’aurais juré que tu étais un fan de Robert E. Howard prêt à me marchander une de ces superbes éditions publiées par Donald M. Grant – celles avec les illustrations de Roy Krenkel. Épée dégoulinante de sang, cuisses musclées, Conan le Barbare se taille un chemin parmi les hordes stygiennes.

— Ça a l’air chouette. Mais je voudrais ces livres pour les offrir à… euh, à mon petit frère. C’est son anniversaire la semaine prochaine.

Calvin Tower fit descendre ses lunettes sur son nez d’un coup de pouce et examina Jake de plus près.

— Vraiment ? Tu ressembles pourtant à un fils unique. Un fils unique, oui, un gamin qui sèche les cours pour profiter de la verte robe de Mlle Mai avant que n’arrive M. Juin et son canotier jaune.

— Pardon ?

— Peu importe. Je me sens toujours l’âme d’un poète quand vient le joli mois de mai. Les gens sont bizarres mais intéressants, Tex… pas vrai ?

— Sans doute, dit prudemment Jake.

Il ne savait pas s’il trouvait cet homme aimable ou irritant.

Un des lecteurs installés au comptoir pivota sur son tabouret. Il tenait une tasse de café dans une main et un exemplaire pourri de La Peste dans l’autre.

— Arrête de casser les pieds à ce gamin et vends-lui ces fichus bouquins, Cal, dit-il. On a encore le temps de finir cette partie d’échecs avant la fin du monde, à condition que tu te presses un peu.

— Je suis congénitalement incapable de me presser, dit Cal, mais il ouvrit Charlie le Tchou-tchou et scruta le prix inscrit au crayon rouge sur la page de garde. Ce n’est pas une rareté, mais il est en bon état. Les gosses ont pour habitude de massacrer les livres qu’ils aiment. Je devrais en exiger douze dollars…

— Bandit de grand chemin, dit le lecteur de La Peste.

L’homme assis à côté de lui éclata de rire. Calvin Tower ne leur prêta aucune attention.

— … mais je n’ai pas le cœur à te demander une somme pareille par une telle journée. Il te coûtera sept dollars. Plus la taxe de vente, bien sûr. Quant au recueil de devinettes, je te l’offre. Un cadeau de ma part à ce jeune garçon assez sage pour seller son cheval et partir pour les territoires le dernier jour du printemps.

Jake sortit son portefeuille et l’ouvrit avec anxiété, redoutant de n’avoir que trois ou quatre dollars en poche. Mais la chance était de son côté. Il avait un billet de cinq dollars et trois billets d’un dollar. Il les tendit à Tower, qui les enfouit machinalement dans une de ses poches, sortant de l’autre de la petite monnaie.

— Ne te presse pas, Jake. Maintenant que tu es là, viens par ici et bois un peu de café. Tes yeux vont s’ouvrir tout grands quand je réduirai à néant la minable défense de Kiev concoctée par Aaron Deepneau.

— Tu peux toujours courir, dit le lecteur de La Peste – Aaron Deepneau, sans aucun doute.

— J’aimerais bien, mais je ne peux pas. Je… je dois aller quelque part.

— Très bien. Tant que ce n’est pas à l’école.

Jake eut un large sourire.

— Non… pas à l’école. Là règne la folie.

Tower partit d’un rire homérique et remonta ses lunettes au sommet de son crâne.

— Pas mal ! Pas mal du tout ! Peut-être que la nouvelle génération n’est pas destinée à l’enfer, après tout. Aaron, qu’est-ce que tu en dis ?

— Oh que si, elle est destinée à l’enfer, répliqua Aaron. Ce gamin n’est que l’exception qui confirme la règle. Peut-être.

— Ne fais pas attention à ce vieux cynique, dit Calvin Tower. Reprends ta route, ô vagabond hyperboréen. J’aimerais bien avoir dix ou onze ans, moi aussi, avec une si belle journée devant moi.

— Merci pour les livres, dit Jake.

— Il n’y a pas de quoi. On est là pour ça. Reviens nous voir un de ces jours.

— Ça me ferait plaisir.

— Eh bien, tu sais où on est.

Oui, pensa Jake. Si seulement je savais où je suis.

 

 

14

 

Aussitôt sorti de la librairie, il ouvrit le recueil de devinettes à la première page, où se trouvait une courte introduction non signée :

« La devinette est peut-être le plus ancien de tous les jeux de société. Les dieux et les déesses de la mythologie grecque se posaient souvent des devinettes et des énigmes, et celles-ci étaient utilisées dans la Rome antique comme outils pédagogiques. On trouve plusieurs excellentes devinettes dans la Bible. Une des plus célèbres est celle que Samson posa le jour de son mariage avec Dalila :

« De celui qui mange est sorti ce qui se mange

« Et du fort est sorti le doux[5]

« Il soumit cette devinette à plusieurs de ses jeunes invités, persuadé qu’ils seraient incapables de la résoudre. Mais ils attirèrent Dalila à l’écart et elle leur donna la réponse. Furieux, Samson fit exécuter les jeunes tricheurs – comme vous le voyez, les devinettes étaient une affaire sérieuse dans l’Antiquité !

« Au fait, la réponse de la devinette de Samson – et de toutes les devinettes contenues dans ce livre – figure en fin de volume. Mais nous vous demandons de faire un effort pour les résoudre avant de jeter un coup d’œil à la solution ! »

Jake tourna les pages, sachant ce qu’il trouverait à la fin du livre avant même d’y être parvenu. Derrière la page intitulée SOLUTIONS, il n’y avait que la trace d’un cahier déchiré. Les réponses avaient été arrachées.

Il réfléchit durant quelques instants. Puis, obéissant à une impulsion qui n’en était peut-être pas une, il fit demi-tour et rentra dans le Restaurant Spirituel de Manhattan.

Calvin Tower leva les yeux de son échiquier.

— Tu as finalement décidé de boire un café, ô vagabond hyperboréen ?

— Non. Je voulais vous demander si vous connaissiez la solution d’une devinette.

— Je t’écoute, dit Tower en avançant un pion.

— C’est Samson qui l’a posée. Le costaud dans la Bible. Elle dit…

— « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, dit Aaron Deepneau en se tournant vers Jake. Et du fort est sorti le doux. » C’est ça ?

— Oui, dit Jake. Comment la connaissez…

— Oh, j’ai pas mal roulé ma bosse. Écoute ça.

Il rejeta la tête en arrière et chanta d’une voix mélodieuse :

 

Un jour le grand Samson affronta un lion

Il sauta sur le dos du fauve d’un seul bond.

Les griffes du lion sont armes meurtrières,

Mais Samson s’agrippa à la bête rétive !

Il chevaucha le lion jusqu’à ce que mort s’ensuive,

Et les abeilles firent du miel dans sa crinière.

 

Aaron cligna des yeux, puis s’esclaffa devant l’air surpris de Jake.

— Est-ce que cela répond à ta question, mon ami ?

Jake ouvrait de grands yeux émerveillés.

— Waouh ! Quelle chouette chanson ! Où l’avez-vous apprise ?

— Oh, Aaron les connaît toutes, intervint Tower. Il glandait autour de Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à tirer un accord de sa Hohner. Enfin, c’est ce qu’il dit.

— C’est un vieux negro-spiritual, dit Aaron à Jake, puis il se tourna vers Tower : Au fait, échec au roi, mon gros.

— Pas pour longtemps, dit Tower.

Il déplaça son fou. Aaron s’empressa de le prendre. Tower marmonna quelque chose entre ses dents. Jake crut entendre le mot enfoiré.

— La réponse est donc un lion, dit Jake.

Aaron secoua la tête.

— Ce n’est que la moitié de la réponse. L’énigme de Samson est à double détente, mon ami. L’autre moitié de la réponse est le miel. Tu as compris ?

— Oui, je crois.

— D’accord, alors en voilà une autre.

Aaron ferma les yeux quelques instants, puis récita :

 

Qui va son cours, mais ne marche point

Qui a une bouche, mais ne dit rien

Qui a un lit, mais n’y dort point,

Qui a des bras, mais pas de mains ?

 

— Gros malin, grommela Tower.

Jake réfléchit quelques instants, puis secoua la tête. Il aurait bien aimé chercher à résoudre cette énigme – ces devinettes étaient à la fois charmantes et fascinantes –, mais il avait l’impression qu’il ne devait pas s’attarder, qu’il avait autre chose à faire dans la 2e Avenue.

— Je donne ma langue au chat.

— Oh non, dit Aaron. On peut s’avouer vaincu par une devinette moderne. Mais les vraies devinettes ne sont pas seulement des blagues, mon petit – ce sont des énigmes. Réfléchis encore un peu à celle-ci. Si tu ne trouves pas la solution, ça te fera une excuse pour revenir nous voir. Et si tu as besoin d’une autre excuse, ce gros malin de Calvin fait un excellent café.

— D’accord, dit Jake. Merci. Au revoir.

Mais lorsqu’il sortit de la libraire, il acquit soudain la certitude qu’il ne remettrait jamais les pieds au Restaurant Spirituel de Manhattan.

 

 

15

 

Jake descendit la 2e Avenue, serrant ses nouveaux achats dans sa main gauche. Il essaya d’abord de réfléchir à la devinette – qui a un lit, mais n’y dort point ? –, mais une sensation d’anticipation chassa bientôt cette question de son esprit. Ses sens paraissaient plus aiguisés que jamais ; il voyait des millions de particules étincelantes enchâssées dans le trottoir, sentait un millier de parfums chaque fois qu’il respirait, semblait entendre des bruits secrets à moitié étouffés par le brouhaha de la rue. Il se demanda si ce n’était pas le genre d’impressions que ressentaient les chiens avant une tempête ou un tremblement de terre, et pensa que tel était certainement le cas. Mais il était également persuadé que ce qui l’attendait n’avait rien de maléfique, qu’il allait vivre un événement dont la nature compenserait l’horreur qu’il avait vécue trois semaines plus tôt.

Et à mesure qu’il s’approchait du lieu où se déciderait son destin, il voyait en esprit les choses qu’il allait faire durant les minutes suivantes.

Un clochard va me mendier un peu d’argent et je vais lui donner la monnaie que m’a rendue M. Tower. Et il y aura un magasin de disques. La porte sera ouverte pour faire entrer un peu d’air frais et j’entendrai les Rolling Stones quand je passerai devant elle. Et j’apercevrai mon reflet dans une vitrine pleine de miroirs.

La circulation était encore fluide sur la 2e Avenue. Les taxis jouaient du klaxon et faisaient du slalom entre les voitures et les camions trop lents à leur gré. Le soleil printanier étincelait sur leurs pare-brise et sur leurs carrosseries jaunes. Alors qu’il attendait que le feu passe au rouge, Jake vit le clochard au coin de la 52e Rue. Il était adossé au mur de brique d’un petit restaurant, et Jake vit que celui-ci s’appelait Marna Chow-chow.

Tchou-tchou, pensa-t-il. Et c’est la vérité.

— T’as pas un peu d’fric ? demanda le clochard avec lassitude.

Jake jeta sa monnaie dans la main tendue sans même la regarder. Il entendait les Rolling Stones, comme prévu :

 

Je vois une porte rouge et je veux la peindre en noir,

Plus de couleurs, je veux que tout soit noir…

 

En passant devant le magasin de disques, il vit – sans la moindre surprise – qu’il s’appelait Tower of Power[6].

Les tours n’étaient pas chères aujourd’hui, semblait-il.

Jake poursuivit sa route et les panneaux indiquant les noms des rues semblèrent flotter au-dessus de lui comme dans un rêve. Entre la 49e et la 48e Rue, il passa devant une boutique baptisée Reflets de Toi. Il tourna la tête et aperçut une douzaine de Jake dans les miroirs, comme prévu – une douzaine de garçons plutôt petits pour leur âge, une douzaine de garçons soigneusement vêtus : blazer bleu, chemise blanche, cravate bordeaux, pantalon gris. Il n’existait pas d’uniforme officiel à Piper, mais cette tenue était ce qui se rapprochait le plus d’un uniforme officieux.

Comme l’école lui semblait loin, à présent.

Soudain, Jake sut quelle était sa destination. On aurait dit qu’une merveilleuse source fraîche venait de jaillir dans son esprit. C’est une charcuterie fine, pensa-t-il. Du moins en apparence. En fait, c’est tout autre chose – c’est une porte sur un autre monde. Le monde. Son monde. Le bon monde.

Il se mit à courir en regardant droit devant lui. Le feu de la 47e Rue était vert, mais il l’ignora, bondit sur la chaussée et traversa les bandes blanches en jetant un vague regard sur sa gauche. Un camion de plombier pila dans un crissement de pneus pour l’éviter.

— Hé ! Ça va pas, la tête ? cria le chauffeur, mais Jake ne l’entendit pas.

Plus qu’un pâté de maisons.

Il se mit à sprinter comme un beau diable. Sa cravate flottait sur son épaule ; ses cheveux étaient rejetés en arrière ; ses mocassins martelaient le trottoir. Il ignorait les regards – tantôt amusés, tantôt simplement curieux – que lui jetaient les passants, tout comme il avait ignoré les cris du plombier.

C’est ici – au coin de la rue. À côté de la papeterie.

Un livreur vêtu d’un uniforme sombre poussait un chariot empli de paquets. Jake tendit les bras et franchit l’obstacle d’un bond. Le pan de sa chemise blanche jaillit de son pantalon et flotta comme un jupon sous son blazer. Il toucha terre et faillit entrer en collision avec un landau poussé par une jeune Portoricaine. Jake le contourna comme un joueur de rugby se jouant du pack adverse et filant à l’essai.

— Il y a le feu quelque part, mon mignon ? lui demanda la jeune femme, mais Jake l’ignora, elle aussi.

Il passa en courant devant la vitrine de la papeterie où s’amoncelaient stylos, agendas et calculettes.

La porte ! pensa-t-il, extatique. Je vais la voir ! Et est-ce que je vais rester planté devant comme un débile ? Oh que non ! Je vais la franchir sans m’arrêter, et si elle est fermée, je vais l’abattre et passer quand m…

Puis il vit ce qu’il y avait au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue et il finit par s’arrêter – il glissa sur les talons de ses mocassins, en fait. Il resta immobile au milieu du trottoir, les poings serrés, le souffle court, le front couvert de cheveux poisseux de sueur.

— Non, gémit-il. Non !

Mais ce refus quasi frénétique était impuissant à altérer la nature de ce qu’il voyait, à savoir rien du tout. Il n’y avait rien à voir, excepté une petite palissade entourant un terrain vague empli de détritus et de mauvaises herbes.

L’immeuble qui se dressait auparavant sur ce terrain avait été démoli.

 

 

16

 

Jake resta planté devant la palissade pendant deux bonnes minutes, examinant le terrain vague de ses yeux vitreux. La commissure de ses lèvres était agitée de tics. Il sentait son espoir, sa certitude absolue, s’évaporer peu à peu. Elle était remplacée par le désespoir le plus profond et le plus amer qu’il ait jamais connu.

Encore une fausse alerte, se dit-il une fois que le choc se fut suffisamment dissipé pour qu’il puisse commencer à reprendre ses esprits. Encore une fausse alerte, encore une impasse, encore un puits sec. Maintenant, les voix vont se remettre à parler, et moi, je crois bien que je vais me mettre à hurler. Et c’est très bien comme ça. Parce que j’en ai marre de lutter. J’en ai marre de devenir fou. Si c’est à ça que ressemble la folie, alors qu’on en finisse, qu’on m’emmène à l’hôpital, qu’on me fasse une piqûre pour m’assommer. Je renonce. Je suis au bout du rouleau – c’est fini.

Mais les voix ne se manifestèrent pas – du moins pas encore. Et lorsqu’il commença à réfléchir à ce qu’il voyait, il se rendit compte que le terrain vague n’était pas complètement vide, après tout. Au milieu du chiendent et des détritus se dressait une pancarte :

 

LES ENTREPRISES MLLLS ET SOMBRA PROMOTION

POURSUIVENT LA RÉNOVATION DE MANHATTAN !

BIENTÔT SUR CET EMPLACEMENT :

LA RÉSIDENCE DE LA BAIE DE LA TORTUE !

RENSEIGNEMENTS AU 555-6712 !

APPELEZ-NOUS, VOUS NE LE REGRETTEREZ PAS !

 

Bientôt ? Peut-être… mais Jake avait des doutes. Les lettres de la pancarte avaient pâli et elle était un peu de guingois. Un tagueur du nom de BANGO SKANK avait apposé sa marque en bleu fluorescent sur le dessin censé représenter la Résidence de la Baie de la Tortue. Jake se demanda si le projet avait été retardé ou tout simplement annulé. Il se rappela une conversation téléphonique entre son père et son conseiller financier durant laquelle le premier avait fortement déconseillé au second d’investir dans l’immobilier. « Je me fous des avantages fiscaux ! avait-il hurlé (pour autant que Jake pouvait en juger, son père adoptait toujours le même ton pour parler affaires – la cocaïne qu’il planquait dans son tiroir y était sans doute pour quelque chose). Quand on t’offre un poste de télé pour t’encourager à venir examiner des plans, il y a forcément anguille sous roche ! »

La palissade entourant le terrain vague lui arrivait à peine au menton. Elle était couverte d’affiches – Olivia Newton John au Radio City Music Hall, un groupe du nom de G. Gordon Liddy and the Grots dans un club de l’East Village, un film intitulé La Guerre des zombies qui n’avait connu qu’une brève carrière le printemps précédent. La plupart des pancartes ENTRÉE INTERDITE avaient été ainsi dissimulées par toutes sortes d’affiches et de posters. Un peu plus loin, la palissade était recouverte de graffitis dont la couleur jadis rouge vif s’était fanée, évoquant à présent celle des roses à la fin de l’été. Fasciné, les yeux grands ouverts, Jake murmura le message mural :

 

Vois la TORTUE comme elle est ronde !

Sur son dos repose le monde.

Tu veux des rires et des chansons ?

Suis donc le Sentier du RAYON.

 

Jake n’avait guère de doutes sur l’origine (sinon le sens) de cet étrange petit poème. Ce quartier de Manhattan était après tout connu sous le nom de Baie de la Tortue. Mais cela n’expliquait pas la chair de poule qui lui parcourait l’échine, ni l’impression qu’il avait d’avoir trouvé un nouveau panneau sur une fabuleuse autoroute occulte.

Jake déboutonna sa chemise et glissa les deux livres contre sa peau. Puis il regarda autour de lui, vit que personne ne lui prêtait attention, se hissa à la force du poignet en haut de la palissade, l’enjamba et se laissa tomber de l’autre côté. Son pied gauche atterrit sur une pile de briques qui s’effondra sous son poids. Il sentit sa cheville se tordre et une violente douleur irradier dans sa jambe. Il tomba par terre et poussa un cri de douleur et de surprise en se recevant sur les briques, comme si on lui avait martelé les côtes à coups de poing.

Il resta allongé quelques instants, reprenant son souffle. Il ne pensait pas être grièvement blessé, mais il s’était tordu la cheville et elle allait sans doute enfler. Il rentrerait sûrement chez lui en traînant la patte. Tant pis, il ne lui restait plus qu’à serrer les dents en attendant que ça passe ; il n’avait pas de quoi se payer un taxi.

Tu n’as pas vraiment l’intention de rentrer chez toi, n’est-ce pas ? Tes parents vont te dévorer tout cru.

Eh bien, peut-être que oui et peut-être que non. Pour autant qu’il pouvait en juger, il n’avait pas vraiment le choix. Chaque chose en son temps. Pour l’instant, il allait explorer ce terrain vague qui l’avait attiré aussi sûrement qu’un aimant attire la limaille de fer. La même sensation de pouvoir l’habitait encore, et il se rendit compte qu’elle était même plus forte que jamais. Il ne pensait pas se trouver dans un terrain vague ordinaire. Il se passait quelque chose ici, quelque chose d’important. Il sentait des vibrations agiter l’air, comme de l’électricité s’échappant de la plus grande centrale électrique du monde.

Comme il se relevait, Jake s’aperçut qu’il avait eu de la chance. Non loin de là se trouvaient des morceaux de verre éparpillés sur le sol. S’il était tombé là-dessus, il se serait sûrement coupé.

C’était la vitrine, pensa-t-il. Quand la charcuterie fine était encore ouverte, on voyait toutes sortes de viandes et de fromages dans la vitrine. Et ils étaient pendus à des ficelles.

Comment le savait-il, il n’en avait aucune idée, mais il le savait – sans l’ombre d’un doute.

Il jeta autour de lui un regard pensif, puis s’avança vers le centre du terrain. Un nouveau panneau l’y attendait, à moitié enfoui dans les mauvaises herbes. Jake se mit à genoux, le redressa et l’épousseta. Les lettres qui y étaient inscrites étaient à moitié effacées mais néanmoins lisibles :

 

TOM ET GERRY CHARCUTERIE FINE ET ARTISTIQUE

SPÉCIALISTE EN RÉCEPTIONS

 

Et sous l’enseigne, inscrite en lettres d’un rouge fané, cette phrase énigmatique : SON ESPRIT, QUOIQUE LENT, EST TOUJOURS TRÈS GENTIL ; IL TIENT CHACUN DE NOUS DANS SES NOMBREUX REPLIS.

C’est bien ici, pensa Jake. Oh oui !

Il laissa retomber le panneau, se releva et s’enfonça dans le terrain vague d’un pas lent, détaillant tout ce qui l’entourait. Le pouvoir montait en lui à chaque pas. Tout ce qu’il voyait – mauvaises herbes, verre brisé, tas de briques – lui apparaissait avec une extraordinaire clarté. Même les paquets de chips vides lui semblaient superbes, et le soleil transformait une bouteille de bière en cylindre de feu mordoré.

Jake avait conscience de son propre souffle et de la chape d’or que le soleil déposait sur toutes choses. Il comprit soudain qu’il se trouvait au seuil d’un grand mystère et il sentit un frisson de terreur et d’émerveillement le parcourir de la tête aux pieds.

Tout est ici. Tout est encore ici.

Les herbes frôlaient son pantalon ; les bardanes s’accrochaient à ses chaussettes. La brise fit voleter un emballage de Ring-Ding devant lui ; le soleil se posa sur le papier, révélant l’espace d’un instant un terrible et superbe éclat dans ses fibres.

— Tout est encore ici, répéta-t-il à voix haute, inconscient de l’éclat qui illuminait son propre visage. Tout.

Il entendait un bruit – il l’entendait depuis qu’il était entré dans le terrain vague, en fait. C’était un merveilleux bourdonnement suraigu, désespérément solitaire et pourtant merveilleux. C’aurait pu être le bruit du vent soufflant sur le désert, mais ce bruit-là était vivant. C’était le chant d’un chœur de mille voix, pensa-t-il. Il baissa les yeux et s’aperçut qu’il y avait des visages parmi les mauvaises herbes, les buissons et les tas de briques. Des visages.

— Que faites-vous ici ? murmura Jake. Qui êtes-vous ?

Il n’obtint aucune réponse mais crut entendre au sein du chœur un bruit de sabots frappant le sol poussiéreux, des coups de feu et des anges chantant des hosannas parmi les ombres. Les visages semblaient se tourner sur son passage. Ils semblaient suivre sa progression mais n’avaient aucune intention maléfique à son égard. Il apercevait la 46e Rue et un bout de l’immeuble des Nations Unies de l’autre côté de la Ire Avenue, mais ces bâtiments n’avaient aucune importance – New York n’avait aucune importance. La ville était devenue aussi pâle que le verre.

Le bourdonnement s’amplifia. Le chœur comprenait à présent un million de voix semblant monter du puits le plus profond de l’univers. Il entendit quelques noms mais n’aurait pu les identifier. L’un d’eux était peut-être Marten. Un autre était peut-être Cuthbert. Un troisième était peut-être Roland – Roland de Gilead.

Il y avait des noms ; il y avait des bribes de conversations qui auraient pu provenir d’une dizaine de milliers d’histoires entremêlées ; mais il y avait surtout ce bourdonnement sublime, cette vibration qui voulait lui emplir la tête d’un blanc étincelant. Jake faillit succomber à une joie toute-puissante lorsqu’il se rendit compte que cette voix était la voix du Oui ; la voix du Blanc ; la voix du Toujours. C’était un chœur céleste proclamant une affirmation unanime ; et ce chœur chantait dans le terrain vague. Il chantait pour lui.

Puis, enfouie parmi les bardanes enchevêtrées, Jake vit la clé… et derrière la clé, la rose.

 

 

17

 

Ses jambes le trahirent et il tomba à genoux. Il avait vaguement conscience des larmes qui coulaient sur ses joues, des gouttes d’urine qui souillaient son pantalon. Il rampa sur ses genoux et tendit la main vers la clé enfouie parmi les bardanes. Il pensait avoir déjà vu sa forme dans un rêve :

 

Description : image

 

Le petit machin en forme de s au bout, pensa-t-il. C’est ça, le secret.

Lorsqu’il referma ses doigts sur la clé, le chœur se fit triomphant. Le cri que poussa Jake se perdit dans ce déchaînement de voix. Il vit un éclair blanc jaillir de la clé serrée entre ses doigts et sentit une violente décharge d’énergie lui parcourir le bras. On aurait dit qu’il venait d’agripper une ligne à haute tension, mais il ne ressentit aucune douleur.

Il attrapa Charlie le Tchou-tchou et glissa la clé entre deux pages. Puis ses yeux se posèrent de nouveau sur la rose et il comprit que c’était elle la vraie clé – la clé de tout. Il rampa vers elle, et son visage était auréolé de lumière, ses yeux étaient deux puits de feu bleuté.

La rose poussait sur une touffe d’herbe mauve.

Alors que Jake s’approchait de cette herbe venue d’ailleurs, la rose commença à éclore sous ses yeux. Elle lui révéla une sombre fournaise, chacun de ses pétales s’ouvrit en brûlant de sa fureur secrète. Jamais de sa vie il n’avait vu quelque chose d’aussi intensément vivant.

Et lorsqu’il tendit ses doigts sales vers cette merveille, les voix se mirent à chanter son nom… et une terreur sans nom s’insinua au centre de son cœur. Une terreur froide comme la glace et lourde comme la pierre.

Quelque chose n’allait pas. Il percevait une discordance palpitante, pareille à une déchirure sur une œuvre d’art inestimable ou à une fièvre mortelle rampant sous la peau glacée d’un invalide.

C’était quelque chose comme un ver. Un ver envahisseur. Et une forme. Une forme tapie au prochain tournant de la route.

Puis le cœur de la rose s’ouvrit à lui, révélant une lumière aveuglante, et il fut emporté par une vague d’émerveillement qui lui fit oublier tout le reste. Jake pensa un instant qu’il voyait simplement du pollen investi de la lueur surnaturelle qui imprégnait le cœur de tous les objets se trouvant en ce lieu – cela bien qu’il n’ait jamais entendu parler d’une rose à pollen. Il s’approcha un peu plus vite et vit que le disque de lumière jaune n’était pas une boule de pollen. C’était un soleil : une immense forge brûlant au centre de cette rose qui poussait dans l’herbe pourpre.

La terreur s’empara de nouveau de lui. Tout va bien, pensa-t-il, tout va bien ici, mais tout pourrait aller mal – et peut-être que ça a déjà commencé. On me permet de le sentir, du moins ce que je peux en supporter… mais qu’est-ce que c’est ? Et que puis-je faire ?

C’était quelque chose comme un ver.

Il le sentait puiser comme un cœur sombre et malade, luttant contre la beauté secrète de la rose, opposant ses imprécations au chœur qui l’avait apaisé et enchanté.

Il s’approcha un peu plus de la rose et vit que son cœur était fait de plusieurs soleils et non d’un seul… peut-être que ce réceptacle fragile mais précieux contenait tous les soleils.

Mais ça va mal. Elle est en danger.

Jake savait qu’il risquait presque certainement la mort en touchant ce microcosme étincelant, mais il ne put s’en empêcher et tendit la main. Son geste était dénué de terreur comme de curiosité ; il brûlait tout simplement du désir de protéger la rose.

 

 

18

 

Lorsqu’il reprit connaissance, il sut tout d’abord que plusieurs heures s’étaient écoulées et qu’il avait une migraine carabinée.

Que s’est-il passé ? Est-ce qu’on m’a attaqué ?

Il roula sur lui-même et s’assit. Une nouvelle onde de douleur lui parcourut le crâne. Il porta une main à sa tempe gauche et la retira poisseuse de sang. Il baissa les yeux et vit une brique pointant entre les mauvaises herbes. Son coin émoussé était écarlate.

S’il avait été plus pointu, je serais probablement mort ou dans le coma, pensa-t-il.

Il regarda son poignet et fut surpris de constater que sa montre était encore là. C’était une Seiko relativement bon marché, mais on ne s’endort pas impunément dans un terrain vague new-yorkais. Même si votre montre ne vaut pas tripette, il se trouve toujours quelqu’un pour vous la piquer. Apparemment, il avait eu de la chance.

Il était 16 h 15. Il avait passé au moins six heures allongé dans les mauvaises herbes, mort pour le monde. Son père avait probablement lancé les flics à sa recherche, mais cela ne lui paraissait guère important. Jake avait l’impression que mille ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté Piper.

Il parcourut la moitié de la distance qui le séparait de la palissade, puis s’arrêta.

Qu’est-ce qui lui était arrivé exactement ?

Peu à peu, ses souvenirs lui revinrent. Il avait enjambé la palissade. Il avait glissé et s’était tordu la cheville. Il baissa la main pour la palper et grimaça. Oui – cela au moins était exact. Et ensuite ?

Quelque chose de magique.

Il chercha ce quelque chose à tâtons comme un vieillard s’avançant avec hésitation dans une pièce obscure. Tous les objets avaient rayonné de leur propre lumière. Tous – même les papiers de bonbons et les bouteilles de bière. Il y avait eu des voix – elles chantaient et racontaient des milliers d’histoires entremêlées.

— Et des visages, murmura-t-il.

Il regarda autour de lui avec appréhension. Aucun visage à l’horizon. Les tas de briques n’étaient que des tas de briques, les mauvaises herbes des mauvaises herbes. Il n’y avait pas de visages, mais…

… mais ils étaient bien là. Ce n’était pas un effet de ton imagination.

Il en était sûr. Incapable de capturer l’essence de son souvenir, sa beauté et sa transcendance, il était néanmoins convaincu de sa réalité. Le souvenir qu’il avait des instants ayant précédé son évanouissement ressemblait à une photo prise lors du plus beau jour de sa vie. Il se rappelait cette journée – du moins en gros –, mais la photo lui semblait terne et presque sans vie.

Jake parcourut du regard le terrain vague qu’envahissaient les ombres violettes du crépuscule et pensa : Je veux que tu reviennes. Mon Dieu, je veux que tu reviennes comme avant.

Puis il vit la rose poussant dans sa touffe d’herbe pourpre, tout près de l’endroit où il était tombé. Son cœur fit un bond. Jake se précipita vers elle, ignorant la douleur qui irradiait dans sa cheville. Il tomba à genoux devant la rose comme devant l’autel d’un dieu. Il se pencha vers elle, les yeux écarquillés.

Ce n’est qu’une rose. Ce n’est qu’une rose, après tout. Et l’herbe…

L’herbe n’était pas pourpre, tout compte fait. Il y avait des taches pourpres sur les brins, oui, mais ceux-ci étaient d’un vert tout à fait normal. Il regarda un peu plus loin et vit qu’une autre touffe était tachée de bleu. À sa droite, une bardane était piquetée de rouge et de jaune. Et un peu plus loin, il aperçut un tas de pots de peinture. Glidden satinée, disaient les étiquettes.

Ce n’était que ça. Des taches de peinture. Mais tu délirais tellement que tu as cru voir…

Conneries.

Il savait ce qu’il avait vu et il savait ce qu’il voyait.

— Un camouflage, murmura-t-il. C’était bien là. Tout était là. Et… tout est encore là.

À présent qu’il reprenait ses esprits, il percevait de nouveau le pouvoir harmonique que recelait ce lieu. Le chœur était toujours là, toujours aussi mélodieux, même s’il semblait un peu plus lointain, un peu plus diffus. Il regarda un tas de briques et de morceaux de plâtre et y aperçut un visage à peine discernable. C’était le visage d’une femme au front orné d’une cicatrice.

— Allie ? murmura Jake. Vous vous appelez Allie, n’est-ce pas ?

Aucune réponse. Le visage avait disparu. Il n’avait devant lui qu’une pile de briques et de plâtre des plus ordinaires.

Il se retourna vers la rose. Sa couleur, vit-il, n’était pas ce rouge sombre qu’on trouve au cœur d’une fournaise mais un rose poussiéreux. Elle était très belle, mais loin d’être parfaite. Certains de ses pétales s’étaient recroquevillés ; leurs contours étaient brunâtres et racornis, morts. Aucun rapport avec les fleurs de serre qu’on voyait aux étalages des fleuristes ; ce devait être une rose sauvage, supposa-t-il.

— Tu es très belle, dit-il, et il tendit la main vers la rose pour la caresser.

En dépit de l’absence totale de brise, la fleur se pencha vers ses doigts. L’espace d’un instant, ils en touchèrent la surface, douce, veloutée, merveilleusement vivante, et le chœur sembla gagner en puissance tout autour de lui.

— Es-tu malade, belle rose ?

Il ne reçut aucune réponse, bien sûr. Lorsque ses doigts s’écartèrent des pétales, la fleur reprit doucement sa position initiale, dressée sur sa touffe d’herbe tachée dans sa tranquille splendeur oubliée.

Est-ce que les roses fleurissent à cette époque de l’année ? se demanda Jake. Les roses sauvages ? Et que fait une rose sauvage dans un terrain vague ? Et s’il en pousse une, comment se fait-il qu’il n’en pousse pas d’autres ?

Il resta à genoux devant elle pendant quelques instants, puis se rendit compte que, même s’il restait plongé dans la contemplation de la rose pendant tout l’après-midi (voire pendant le restant de ses jours), il ne parviendrait jamais à élucider son mystère. Il l’avait vue telle qu’elle était l’espace de quelques instants, tout comme il avait vu la totalité de ce recoin négligé de la ville ; il l’avait vue démasquée, dépouillée de son camouflage. Il souhaitait la revoir ainsi mais savait que son souhait ne serait pas exaucé.

L’heure était venue de rentrer à la maison.

Il vit les deux livres qu’il avait achetés au Restaurant Spirituel de Manhattan. Lorsqu’il les ramassa, un objet brillant tomba de Charlie le Tchou-tchou et atterrit dans une touffe de chiendent. Jake se pencha, veillant à ménager sa cheville, et le prit. À ce moment-là, le chœur monta un peu plus haut, puis émit de nouveau un bourdonnement quasi inaudible.

— C’était donc bien réel, ça aussi, murmura-t-il.

Il fit courir le bout de son doigt sur les encoches de la clé, ces encoches en forme de V. Il caressa la petite courbe en forme de S. Puis il enfouit la clé dans la poche de son pantalon et se dirigea vers la palissade en boitillant.

Il se préparait à l’escalader lorsqu’une pensée terrifiante s’empara soudain de son esprit.

La rose ! Et si quelqu’un venait ici pour la cueillir ?

Un petit gémissement horrifié s’échappa de ses lèvres. Il se retourna, chercha la rose du regard et l’aperçut enfin, plongée dans l’ombre d’un immeuble tout proche – minuscule forme rose dans la pénombre, vulnérable, superbe et esseulée.

Je ne peux pas l’abandonner – je dois veiller sur elle !

Mais une voix s’éleva dans son esprit, une voix qui était sûrement celle de l’homme qu’il avait rencontré au relais dans cette étrange vie parallèle. Personne ne viendra la cueillir. Et aucun vandale ne viendra l’écraser d’un coup de botte, incapable de supporter la vision de sa beauté. Elle ne court aucun danger de cette nature. Elle est capable de s’en protéger.

Un profond soulagement envahit Jake.

Est-ce que je pourrai revenir la voir ? demanda-t-il à la voix spectrale. Quand je serai déprimé, ou si les voix recommencent à se quereller dans ma tête ? Est-ce que je pourrai revenir la voir et connaître un peu de paix ?

La voix ne répondit pas et Jake conclut au bout de quelques instants qu’elle avait disparu. Il glissa Charlie le Tchou-tchou et Tradéridéra, Devine-moi ! dans la ceinture de son pantalon – lequel, remarqua-t-il, était taché de boue et couvert de bardanes –, puis se retourna vers la palissade. Il se hissa à la force du poignet, passa la jambe gauche de l’autre côté, puis la droite, et se laissa choir sur le trottoir de la 2e Avenue, prenant soin de se recevoir sur son pied valide.

Voitures et piétons étaient plus nombreux à cette heure de la journée. Quelques passants jetèrent un regard intrigué au petit garçon lorsqu’il atterrit sur le trottoir, blazer déchiré et chemise flottant au vent, mais quelques-uns seulement. Les New-Yorkais ont l’habitude de croiser des gens bizarres dans la rue.

Il resta immobile un moment, un peu désorienté et regrettant de quitter la rose, puis il s’aperçut que quelque chose avait changé – les voix querelleuses s’étaient tues. C’était déjà ça.

Lorsqu’il jeta un coup d’œil à la palissade, les vers de mirliton qui y étaient peints à la bombe lui sautèrent aux yeux, peut-être parce que les lettres avaient la même couleur que la rose.

— « Vois la TORTUE comme elle est ronde, murmura Jake. Sur son dos repose le monde. » (Il frissonna.) Quelle journée !

Il se retourna et, en traînant la patte, prit la direction de sa maison.

 

 

19

 

Le portier avait dû prévenir Elmer Chambers dès que Jake était entré dans le hall de l’immeuble, car il guettait son arrivée devant l’ascenseur au quatrième étage. Chambers portait un jean délavé et des bottes de cow-boy qui le grandissaient de cinq bons centimètres. Ses cheveux noirs taillés en brosse se hérissaient sur son crâne ; le père de Jake ressemblait en permanence à un homme venant de subir un choc extraordinaire. Il agrippa le petit garçon par le bras dès qu’il fut sorti de la cabine.

— Regarde-toi ! (Son père le détailla de la tête aux pieds : visage et mains également crasseux, taches de sang sur la joue et la tempe, pantalon souillé, blazer déchiré, cravate ornée d’une bardane en guise d’épingle.) Rentre ici ! Où diable étais-tu passé ? Ta mère est folle d’inquiétude !

Sans donner à Jake une chance de répondre, il le traîna derrière lui à l’intérieur de l’appartement. Jake aperçut Greta Shaw dans le petit couloir séparant la cuisine de la salle à manger. Elle lui adressa un regard timide et compatissant, puis disparut avant que les yeux de « monsieur » se posent sur elle.

La mère de Jake était assise sur son rocking-chair. Elle se leva en apercevant son fils, mais elle ne bondit pas à sa vue ; pas plus qu’elle ne se précipita vers lui pour le couvrir de baisers et d’invectives. Lorsqu’elle se dirigea vers lui d’un pas languissant, Jake examina ses yeux et estima qu’elle avait pris trois Valium depuis midi. Peut-être quatre. Ses parents étaient de grands partisans de l’industrie chimique.

— Mais tu saignes ! Où étais-tu passé ?

Elle prononça ces deux questions de sa voix aux accents cultivés d’ancienne étudiante de Vassar. On aurait pu la croire en train d’accueillir une vague connaissance ayant eu un accident de la route sans gravité.

— Dehors, dit Jake.

Son père le secoua sans ménagement. Jake ne s’y était pas attendu. Il trébucha et se reçut sur sa cheville blessée. La douleur qui lui tarauda la jambe le rendit soudain furieux. Il ne pensait pas que son père lui en voulait parce qu’il avait disparu de l’école en laissant derrière lui sa composition de cinoque ; son père lui en voulait parce qu’il avait eu la témérité de troubler son précieux emploi du temps.

Jusqu’à ce jour, Jake n’avait eu conscience que de trois sentiments relatifs à son père : l’incompréhension, la peur et un vague amour inexprimé. Un quatrième et un cinquième sentiment l’habitaient à présent. La colère et le dégoût. Une profonde nostalgie se mêlait à ces deux sentiments peu agréables. C’était cette nostalgie qui avait le plus d’importance pour lui, elle emplissait son esprit comme une brume subtile. Il regarda les joues cramoisies, les cheveux hérissés de son père, et souhaita retourner dans le terrain vague, contempler la rose et écouter le chœur. Ma place n’est plus ici, pensa-t-il. Plus maintenant. J’ai une tâche à accomplir. Si seulement je savais laquelle.

— Lâche-moi, dit-il.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Les yeux bleus de son père s’écarquillèrent. Ils étaient injectés de sang. Il avait dû sérieusement piocher dans sa réserve de poudre magique et le moment était sans doute mal choisi pour le contrarier, mais Jake se rendit compte que c’était précisément ce qu’il avait l’intention de faire. Il refusait de se laisser traiter comme une souris dans les griffes d’un matou sadique. Pas ce soir. Peut-être plus jamais. Il comprit soudain que sa colère s’expliquait en grande partie par un fait tout simple : il ne pouvait pas leur parler de ce qui s’était passé – de ce qui se passait encore. Ils avaient fermé toutes les portes.

Mais j’ai une clé, pensa-t-il, et il la toucha à travers l’étoffe de son pantalon. Et deux vers de mirliton lui revinrent à l’esprit : Tu veux des rires et des chansons ? Suis donc le sentier du RAYON.

— J’ai dit : lâche-moi, répéta-t-il. Je me suis tordu la cheville et tu me fais mal.

— Tu n’auras pas seulement mal à la cheville si tu…

Jake sembla investi d’une force soudaine. Il saisit la main qui lui enserrait le bras juste en dessous de l’épaule et l’écarta violemment. Son père en resta bouche bée.

— Je ne bosse pas pour toi, dit Jake. Je suis ton fils, tu te rappelles ? Si tu l’as oublié, va donc jeter un coup d’œil à la photo posée sur ton bureau.

Les lèvres de son père se retroussèrent sur un rictus aux prothèses parfaites qui exprimait la surprise plus que la colère.

— Ne me parle pas sur ce ton, mon gars… Où diable est passé ton respect ?

— Je ne sais pas. Peut-être que je l’ai perdu en chemin.

— Tu t’absentes de l’école pendant toute une journée et quand tu rentres à la maison c’est pour parler à ton père comme si c’était…

— Arrêtez ! Arrêtez, tous les deux ! s’écria la mère de Jake.

Elle semblait au bord des larmes en dépit des tranquillisants qui imprégnaient son organisme.

Le père de Jake chercha à lui agripper le bras une nouvelle fois, puis se ravisa. La force avec laquelle son fils avait échappé à son étreinte quelques secondes plus tôt n’était sans doute pas étrangère à son hésitation. À moins que celle-ci ne soit due à l’éclat des yeux de Jake.

— Je veux savoir où tu es allé.

— Dehors. Je te l’ai déjà dit. Et c’est tout ce que je vais te dire.

— Nom de Dieu ! Ton principal a téléphoné, ton prof de français est venu ici, et ils avaient beaucoup[7] de questions à te poser, tous les deux ! Et moi aussi ! Alors j’attends tes réponses !

— Tu es tout sale, fit remarquer sa mère, qui ajouta timidement : Est-ce que tu as été agressé, Johnny ? Est-ce que tu t’es fait agresser dans la rue ?

— Bien sûr que non, gronda Elmer Chambers. Il a toujours sa montre, pas vrai ?

— Mais il saigne de la tête.

— Ce n’est rien, maman. Je me suis cogné.

— Mais…

— Je vais me coucher. Je suis très, très fatigué. Si vous voulez parler de tout ça demain matin, c’est d’accord. Peut-être qu’on sera tous un peu plus raisonnables. Mais pour le moment, je n’ai rien à dire.

Son père fit un pas vers lui et leva la main.

— Non, Elmer ! glapit sa mère.

Chambers l’ignora. Il attrapa Jake par le col de son blazer.

— Tu ne vas pas t’en tirer à si bon c…

Soudain, Jake pivota sur lui-même, s’arrachant à l’emprise de son père. La couture de son aisselle droite, déjà bien entamée, acheva de se découdre avec un ronronnement éraillé.

Elmer Chambers recula d’un pas en voyant les yeux étincelants de son fils. Une expression proche de la terreur apparut sur son visage déformé par la rage. L’éclat des yeux de Jake n’avait rien d’une métaphore ; ses globes oculaires semblaient bel et bien enflammés. Sa mère poussa un petit cri étouffé, porta une main à sa bouche, recula de deux pas et s’affala sur son rocking-chair avec un bruit sourd.

— Laisse… moi… tranquille, dit Jake.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda son père d’une voix presque plaintive. Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? Tu fais l’école buissonnière le premier jour des examens de fin d’année, tu rentres à la maison dans un état épouvantable… et tu te conduis comme si tu étais devenu fou.

Cette fois-ci, les mots étaient prononcés – tu te conduis comme si tu étais devenu fou. Les mots qu’il redoutait depuis trois semaines, depuis que les voix querelleuses se faisaient entendre dans sa tête. L’Horrible Accusation. Mais à présent qu’elle était proférée, Jake s’aperçut qu’elle ne lui faisait guère peur, peut-être parce qu’il avait fini par résoudre lui-même son conflit. Oui, il lui était arrivé quelque chose. Et ce n’était pas fini. Mais non – il n’était pas devenu fou. Du moins pas encore.

— On en reparlera demain matin, dit-il.

Il se dirigea vers la porte de la salle de séjour et, cette fois-ci, son père ne tenta pas de l’arrêter. Il était presque arrivé dans le couloir lorsqu’il se figea en entendant la voix inquiète de sa mère.

— Johnny… est-ce que tu te sens bien ?

Et que répondre à ça ? Oui ? Non ? Ni oui ni non ? Oui et non ? Mais les voix s’étaient tues et c’était déjà ça. C’était déjà beaucoup, en fait.

— Je me sens mieux, dit-il finalement.

Il descendit dans sa chambre et referma la porte derrière lui. Le bruit qu’elle fit en l’isolant du reste du monde l’emplit d’un profond soulagement.

 

 

20

 

Il resta quelque temps devant la porte, l’oreille tendue. La voix de sa mère n’était qu’un murmure, celle de son père était un peu plus forte.

Sa mère dit qu’il avait perdu du sang et qu’il fallait appeler un docteur.

Son père dit que le gosse allait parfaitement bien ; il avait la langue trop bien pendue, voilà tout, et c’était facile à soigner.

Sa mère dit qu’il devait se calmer.

Son père dit qu’il était calme.

Sa mère dit…

Il dit, elle dit, blablabla. Jake les aimait encore – du moins en était-il presque sûr –, mais il lui était arrivé quelque chose et ce quelque chose allait entraîner d’autres choses.

Pourquoi ? Parce que la rose était malade. Et peut-être parce qu’il voulait courir et jouer… et revoir ses yeux, ses yeux aussi bleus que le ciel au-dessus du relais.

Jake se dirigea lentement vers son bureau en ôtant son blazer. Le vêtement était pratiquement fichu – la manche était presque complètement déchirée, la doublure pendait comme un drapeau en berne. Il le suspendit au dossier de sa chaise, puis s’assit et posa les livres sur son bureau. Il avait très mal dormi durant les dix derniers jours, mais il pensait qu’il dormirait bien cette nuit. Jamais il ne s’était senti aussi fatigué. Peut-être saurait-il ce qu’il devait faire lorsqu’il se réveillerait le matin venu.

On frappa doucement à la porte et Jake se retourna, les yeux méfiants.

— C’est Mme Shaw, John. Puis-je entrer une minute ?

Il sourit. Mme Shaw – bien sûr que oui. Ses parents l’avaient mobilisée pour servir d’intermédiaire. Ou peut-être valait-il mieux dire : de traductrice.

Allez le voir, lui avait sûrement dit sa mère. Il vous dira ce qui ne va pas. Je suis sa mère, cet homme aux yeux injectés de sang et au nez qui coule est son père, et vous n’êtes que la gouvernante, mais il vous dira ce qu’il n’a pas voulu nous dire. Parce que vous le voyez plus souvent que nous deux et parce que vous parlez peut-être son langage.

Elle porte un plateau, pensa Jake, et il souriait lorsqu’il ouvrit la porte.

Mme Shaw portait effectivement un plateau. Il s’y trouvait deux sandwiches, une tranche de tarte aux pommes et un verre de chocolat. Elle dévisageait Jake d’un air un peu anxieux, comme si elle le croyait capable de la mordre. Jake regarda derrière elle, mais il n’y avait aucune trace de ses parents. Il les imagina assis dans la salle de séjour, l’oreille aux aguets.

— J’ai pensé que tu aimerais peut-être manger un morceau, dit Mme Shaw.

— Oui, merci.

En fait, il avait une faim de loup ; il n’avait rien avalé depuis le petit déjeuner. Il s’écarta ; Mme Shaw entra (lui jetant un nouveau regard inquiet au passage) et posa le plateau sur son bureau.

— Oh ! regardez ça, dit-elle en attrapant Charlie le Tchou-tchou. J’avais ce livre quand j’étais toute petite. Tu l’as acheté aujourd’hui, Johnny ?

— Oui. Est-ce que mes parents vous ont demandé de vous renseigner sur ce que j’ai fait de ma journée ?

Elle acquiesça. Ni mensonge ni comédie. Pour elle, ce n’était qu’une corvée de plus. Tu peux me le dire si tu en as envie, semblait exprimer son visage, ou tu peux te taire si ça te chante. Je t’aime bien, Johnny, mais au fond, ça m’est égal. Moi, je travaille ici, c’est tout, et ça fait déjà une heure que j’aurais dû quitter mon service.

Il n’était nullement offusqué par ce commentaire imaginé ; au contraire, cela ne l’en apaisait que davantage. Mme Shaw faisait partie de ces connaissances qui n’étaient pas tout à fait des amis… mais elle était sans doute un peu plus proche de lui que n’importe lequel de ses camarades de classe, et beaucoup plus proche de lui que son père ou sa mère. Au moins Mme Shaw était-elle honnête. Elle ne faisait pas de chichis. Tout était comptabilisé sur son chèque de fin de mois et elle enlevait toujours la croûte des sandwiches.

Jake mordit à belles dents dans un de ceux qu’elle venait de lui apporter. Saucisse et fromage, son sandwich préféré. C’était une des autres qualités de Mme Shaw – elle connaissait toutes ses préférences. Sa mère était toujours persuadée qu’il aimait le maïs grillé et qu’il détestait les choux de Bruxelles.

— Dites-leur que je vais bien, s’il vous plaît, et dites à mon père que je m’excuse d’avoir été grossier avec lui.

C’était faux, bien sûr, mais son père n’attendait de lui qu’une excuse de ce type. Une fois que Mme Shaw la lui aurait transmise, il se détendrait et se raconterait son vieux mensonge habituel – il avait rempli son rôle de père et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

— J’ai beaucoup bûché pour mes examens, dit-il la bouche pleine, et je pense que j’en ai subi le contrecoup ce matin. J’étais paralysé. Il fallait que je sorte, ou alors j’allais étouffer. (Il palpa la croûte qui ornait son front.) Quant à ceci, dites à ma mère que ça n’a rien de grave. Je ne me suis pas fait agresser ; ce n’était qu’un accident stupide. Je suis entré en collision avec le chariot d’un livreur. Ce n’est qu’une égratignure. Je ne vois pas double et ma migraine a disparu.

Elle hocha la tête.

— Je comprends – une école si exigeante avec ses élèves. Tu as eu peur d’échouer. Il n’y a aucune honte à avoir, Johnny. Mais tu n’étais vraiment pas dans ton assiette ces derniers temps.

— Je crois que ça ira maintenant. Il faudra peut-être que je refasse ma composition de fin d’année, mais…

— Oh ! fit Mme Shaw. (Ses yeux s’écarquillèrent et elle reposa Charlie le Tchou-tchou sur le bureau.) J’ai failli oublier ! Ton professeur de français a laissé quelque chose pour toi. Je vais le chercher.

Elle sortit. Jake espéra qu’il n’avait pas occasionné trop de souci à M. Bissette, qui était un type plutôt sympa, mais il supposa que tel devait être le cas puisque Bissette s’était fendu d’une visite à domicile. Ce n’était sûrement pas une habitude des enseignants de l’École Piper, pensa-t-il. Il se demanda ce que M. Bissette avait pu lui apporter. Sans doute une invitation à s’entretenir avec M. Hotchkiss, le psy de l’école. Ce qui l’aurait terrifié ce matin, mais pas ce soir.

Ce soir, seule la rose avait de l’importance à ses yeux.

Il attaqua son second sandwich. Mme Shaw avait laissé la porte ouverte et il l’entendait parler avec ses parents. Ceux-ci semblaient un peu rassurés. Jake but son chocolat, puis attrapa la tranche de tarte aux pommes. Mme Shaw revint quelques instants plus tard. Elle portait une chemise bleue que Jake connaissait bien.

Il découvrit que toute son angoisse ne l’avait pas déserté. Tout le monde était au courant à présent, les élèves comme les profs, et il était trop tard pour faire quoi que ce soit, mais ça le contrariait quand même que tout le monde sache qu’il avait perdu les pédales. Que tout le monde parle de lui.

Une petite enveloppe était attachée à la chemise par un trombone. Jake l’attrapa et se tourna vers Mme Shaw lorsqu’il l’ouvrit.

— Comment vont mes parents à présent ? demanda-t-il.

Elle s’autorisa un bref sourire.

— Ton père voulait savoir pourquoi tu ne lui as pas dit que tu avais tout simplement la fièvre des examens. Il dit que ça lui est arrivé deux ou trois fois quand il avait ton âge.

Jake fut fort surpris de cette révélation ; son père n’était pas du genre à s’attendrir sur des souvenirs du style Tu vois, quand j’avais ton âge… Jake s’efforça d’imaginer son père gamin et atteint de la fièvre des examens et s’aperçut qu’il en était incapable – tout ce qu’il voyait en esprit, c’était un nain agressif vêtu d’un sweat-shirt aux armes de Piper, un nain chaussé de bottes de cow-boy, un nain aux cheveux noirs hérissés sur son crâne.

La lettre provenait de M. Bissette.

 

 

Cher John,

Bonnie Avery m’a appris que vous aviez quitté l’école plus tôt que prévu. Elle est très inquiète à votre sujet, et moi aussi, même si nous avons déjà vu se produire ce genre de phénomène, en particulier durant les examens de fin d’année. Venez donc me voir dès demain matin, d’accord ? Vos problèmes, quels qu’ils soient, ne sont pas insolubles. Si ce sont les examens qui vous tourmentent – et, je le répète, ça arrive tout le temps –, nous pouvons reporter les épreuves auxquelles vous êtes soumis. Votre bonne santé est notre premier souci. Passez-moi un coup de fil ce soir si vous le souhaitez ; vous pouvez me joindre au 555-7661. Je suis à votre disposition jusqu’à minuit.

Rappelez-vous que nous vous estimons beaucoup et que nous sommes de votre côté.

À votre santé[8]

Description : image

 

Jake avait les larmes aux yeux. La compassion qu’exprimaient ces mots était merveilleuse, mais il lisait des choses encore plus merveilleuses entre les lignes – de la chaleur, de l’amour et un effort sincère (quoique né d’une méprise) pour le comprendre et le consoler.

M. Bissette avait dessiné une petite flèche à la fin de sa lettre. Jake tourna la page et lut ceci :

Au fait, Bonnie m’a demandé de vous transmettre ceci – félicitations !

Félicitations ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?

Il ouvrit la chemise bleue. Une feuille de papier était attachée à la première page de sa composition. Elle portait l’entête de Bonita Avery et ce fut avec une stupéfaction croissante que Jake lut les lignes suivantes, rédigées au stylo à plume d’une écriture sans fioritures.

 

John,

Harvey vous aura sûrement fait part du souci qui est le nôtre – il est très doué pour ça –, aussi me contenterai-je de commenter votre composition, que j’ai lue et notée durant l’interclasse. Votre travail est profondément original et nettement supérieur à toutes les compositions scolaires que j’ai pu lire ces dernières années. L’utilisation que vous faites de la répétition incrémentielle (« … et c’est la vérité ») est très inspirée, mais il ne s’agit bien sûr que d’une ficelle d’écriture. Ce qui fait la valeur de votre texte, c’est sa qualité symbolique, telle qu’elle est initialement exposée par les images du train et de la porte sur la page de titre et telle qu’elle est développée de splendide façon dans le corps de votre travail. La conclusion logique de ce développement, à savoir l’image de la « Tour Sombre », exprime à mon sens l’idée que les ambitions ordinaires sont non seulement malavisées mais de plus dangereuses.

Je ne prétends pas comprendre tout le symbolisme de votre texte (« la Dame d’Ombres », « le Pistolero ») mais il me semble évident que c’est vous qui êtes « le Prisonnier » (de l’école, de la société, etc.) et que « le Démon qui Parle » n’est autre que le système éducatif. Il est possible que « Roland » et « le Pistolero » représentent la même figure d’autorité – peut-être votre père ? Cette possibilité m’a tellement intriguée que j’ai cherché son prénom dans votre dossier scolaire. Il se prénomme Elmer, mais j’ai remarqué que l’initiale de son second prénom est R.

Je trouve cela extrêmement intéressant. À moins que ce nom ne soit un double symbole, inspiré à la fois par votre père et par le poème de Robert Browning, « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire » ? Ce n’est pas le genre de question que je poserais à n’importe quel élève, mais je sais quel lecteur vorace vous êtes !

Quoi qu’il en soit, je suis extrêmement impressionnée. Les jeunes élèves sont souvent attirés par ce style qu’on a baptisé « flux de conscience », mais ils sont rarement capables de le maîtriser. Vous avez parfaitement réussi la synthèse du f. de c. et du langage symbolique.

Bravo !

Venez me voir dès que vous serez de nouveau « d’attaque » - je souhaite discuter avec vous d’une éventuelle publication de votre travail dans le numéro de rentrée du magazine littéraire des élèves.

B. Avery.

 

P.-S. Si c’est parce que vous doutiez de mes capacités à comprendre une composition d’une richesse si surprenante que vous avez quitté l’école aujourd’hui, j’espère que cette lettre vous aura rasséréné.

 

Jake détacha la missive, découvrant la page de titre de sa composition profondément originale et pleine de richesse symbolique. Mme Avery y avait inscrit au feutre rouge la note A+ et l’avait enrichie de l’appréciation : EXCELLENT !!!

Jake se mit à rire.

Toute la journée qu’il avait vécue – cette longue journée emplie de terreur, de confusion, d’exaltation et de mystère – était condensée dans ses éclats de rire tonitruants. Il s’affala sur sa chaise, la tête rejetée en arrière, se tenant les côtes, les joues inondées de larmes. Il rit presque à en perdre la voix. Chaque fois qu’il pensait réussir à s’arrêter, il apercevait un des commentaires élogieux de Mme Avery, et c’était reparti pour un tour. Il ne vit pas son père lorsqu’il arriva sur le seuil de sa chambre, lui jeta un regard intrigué et hostile, puis repartit en secouant la tête.

Finalement, il prit conscience que Mme Shaw était toujours assise sur le lit et le regardait avec un détachement amical où perçait une légère curiosité. Il essaya de lui parler, mais fut de nouveau saisi par une crise de fou rire.

Il faut que je m’arrête, pensa-t-il. Il faut que je m’arrête ou ça va me tuer. Je vais avoir une attaque, une crise cardiaque ou quelque chose comme ça…

Je me demande comment elle a interprété « tchou-tchou, tchou-tchou », se dit-il, et il se remit à rire de plus belle.

Finalement, ses spasmes d’hilarité devinrent de simples gloussements. Il s’essuya les yeux avec la manche de sa chemise et dit :

— Excusez-moi, madame Shaw – c’est juste que… eh bien… j’ai eu un A+ à ma composition. Elle est très… très originale… et très riche en sym… en sym…

Mais il ne put achever sa phrase. Il se retrouva plié en deux, les mains sur ses côtes douloureuses.

Mme Shaw se leva et sourit.

— C’est très bien, John. Je suis ravie que ça se soit bien passé pour toi et je suis sûre que tes parents seront également enchantés. Je suis horriblement en retard – je crois que je vais demander au portier de m’appeler un taxi. Bonne nuit et fais de beaux rêves.

— Bonne nuit, madame Shaw, dit Jake en faisant un effort pour se contrôler. Et merci.

Dès qu’elle eut pris congé, il se mit de nouveau à rire.

 

 

21

 

Durant la demi-heure qui suivit, ses parents vinrent le voir à tour de rôle. Ils s’étaient effectivement calmés et la bonne note qu’il avait reçue sembla les apaiser davantage. Jake avait ouvert son manuel de français sur son bureau mais il ne l’avait pas vraiment regardé et il n’avait aucune intention de réviser pour son examen. Il attendait que ses parents aient disparu pour pouvoir étudier en paix les deux livres qu’il avait achetés. Il avait dans l’idée qu’il aurait bientôt à passer un véritable examen et il souhaitait plus que tout le réussir.

Son père mit le nez à la porte de sa chambre vers vingt-deux heures quinze, une vingtaine de minutes après la brève visite confuse de sa mère. Elmer Chambers tenait une cigarette dans une main et un verre de scotch dans l’autre. Il paraissait non seulement plus calme mais aussi un peu pété. Jake se demanda vaguement s’il n’avait pas pillé les réserves de Valium de sa mère.

— Ça va, le gosse ?

— Oui.

Il était redevenu le petit garçon propre sur lui en pleine possession de ses moyens. Les yeux qu’il tourna vers son père étaient opaques plutôt qu’étincelants.

— Je voulais te dire que je m’excuse de ce qui s’est passé tout à l’heure, lui dit son père.

Il n’était pas du genre à s’excuser et se débrouillait fort mal. Jake se surprit à avoir un peu pitié de lui.

— Ce n’est rien.

— J’ai eu une journée difficile. (Il agita son verre presque vide.) Pourquoi on ne tirerait pas un trait là-dessus ?

Il s’exprimait comme s’il venait d’avoir une idée vraiment géniale.

— C’est ce que j’ai déjà fait, dit Jake.

— Bien. (Son père semblait soulagé.) Il serait peut-être temps d’aller au lit, non ? Demain, tu auras des explications à donner et des examens à passer.

— Oui. Est-ce que maman se sent bien ?

— Ça va, ça va. Je retourne dans mon bureau. J’ai encore de la paperasse à faire.

— Papa ?

Son père le regarda d’un air méfiant.

— Quel est ton second prénom ?

Jake comprit à l’expression de son père que s’il avait bien vu sa note, il n’avait pris la peine de lire ni sa composition ni la critique rédigée par Mme Avery.

— Je n’en ai pas, dit-il. Ce n’est qu’une initiale, comme le S de Harry S. Truman. Sauf que moi, c’est un R. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Simple curiosité, dit Jake.

Il réussit à garder son sérieux jusqu’au départ de son père… mais dès que la porte se referma, il se précipita vers son lit et enfouit son visage dans l’oreiller pour étouffer une nouvelle crise de fou rire.

 

 

22

 

Une fois assuré que sa crise était passée (bien qu’un gloussement montât encore de temps en temps dans sa gorge comme une secousse résiduelle) et que son père s’était enfermé dans son bureau avec ses cigarettes, son scotch, sa paperasse et son petit flacon de poudre blanche, Jake retourna s’asseoir à son bureau, alluma la lampe et ouvrit Charlie le Tchou-tchou. Il jeta un bref coup d’œil aux premières pages et vit que le livre était sorti en 1952 ; il avait en sa possession un exemplaire de la quatrième édition. Il regarda en quatrième page de couverture, mais on n’y donnait aucun renseignement sur l’auteur, Beryl Evans.

Jake rouvrit le livre à sa première page, examina un dessin représentant un homme blond assis dans la cabine d’une locomotive à vapeur, s’attarda sur son sourire fier, puis se mit à lire.

 

Bob Brooks travaillait comme mécanicien pour la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et faisait régulièrement le trajet de Saint Louis à Topeka. Bob le Mécano était le meilleur conducteur de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et Charlie était le meilleur train !

Charlie était une locomotive à vapeur 402 Big Boy et Bob le Mécano était le seul homme à avoir eu la permission de s’asseoir dans sa cabine et de tirer sur le cordon de son sifflet. Tout le monde connaissait le WHOOO-OOOO du sifflet de Charlie et chaque fois que les gens l’entendaient résonner dans les plaines du Kansas, ils disaient : « Voilà Charlie et Bob le Mécano, l’équipe la plus rapide de la ligne Saint Louis-Topeka ! »

Les petits garçons et les petites filles couraient dans leur jardin pour voir passer Charlie et Bob le Mécano. Bob le Mécano leur souriait et les saluait d’un grand geste de la main. Les enfants lui rendaient son sourire et son salut.

Bob le Mécano avait un grand secret. Il était le seul à savoir que Charlie le Tchou-tchou était bel et bien vivant. Un jour, alors qu’ils allaient de Topeka à Saint Louis, Bob le Mécano entendit quelqu’un chanter à voix basse.

— Qui est dans la cabine avec moi ? dit Bob le Mécano d’une voix sévère.

 

— T’as besoin d’aller voir un psy, Bob le Mécano, murmura Jake en tournant la page.

Il découvrit un dessin montrant Bob le Mécano penché sous le foyer automatique de Charlie le Tchou-tchou. Jake se demanda qui conduisait le train et guettait l’apparition sur la voie d’une vache égarée (ou d’un petit garçon ou d’une petite fille) pendant que Bob cherchait un passager clandestin dans sa cabine, et conclut que Béryl Evans ne devait pas connaître grand-chose aux trains.

 

— Ne t’inquiète pas, dit une petite voix bourrue. Ce n’est que moi.

— Qui ça, moi ? demanda Bob le Mécano.

Il prit sa voix la plus sévère car il pensait encore que quelqu’un lui faisait une farce.

— Charlie, dit la petite voix bourrue.

— Ha ha ha ! dit Bob le Mécano. Les trains ne savent pas parler ! Je ne sais pas grand-chose mais je sais au moins ça ! Si tu es vraiment Charlie, je suppose que tu es capable de faire marcher toi-même ton sifflet !

— Bien sûr, dit la petite voix bourrue, et le sifflet fit entendre son joyeux cri qui résonna dans les plaines du Missouri : WHOOO-OOOO !

— Bonté divine ! dit Bob le Mécano. C’est vraiment toi !

— Je te l’avais dit, dit Charlie le Tchou-tchou.

— Comment se fait-il que je n’aie jamais su que tu étais vivant ? demanda Bob le Mécano. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé avant aujourd’hui ?

Alors Charlie chanta sa chanson à Bob le Mécano de sa petite voix bourrue :

 

Ne me pose pas de questions bêtes,

Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.

Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou

Qui est toujours plein d’entrain !

 

Je veux courir le long des rails

Sous le ciel d’un bleu d’azur,

Et rester un brave train tchou-tchou

Jusqu’à l’heure de ma mort.

 

— Est-ce que tu me parleras encore la prochaine fois qu’on fera le trajet ensemble ? demanda Bob le Mécano. Cela me ferait très plaisir.

— À moi aussi, dit Charlie. Je t’aime, Bob le Mécano.

— Moi aussi, je t’aime, Charlie, dit Bob le Mécano, et il tira sur le cordon du sifflet rien que pour montrer comme il était heureux.

WHOOO-OOOO ! C’était le coup de sifflet le plus beau et le plus fort que Charlie ait jamais poussé, et tous ceux qui l’entendirent sortirent de chez eux pour le voir passer.

 

Le dessin qui illustrait cette scène était identique à celui qui figurait en couverture du livre. Sur les illustrations précédentes (des esquisses à peine achevées qui rappelaient à Jake celles d’un livre qu’il avait dévoré à la maternelle, Mike Mulligan et sa pelleteuse à vapeur), la locomotive n’était qu’une machine des plus ordinaires – joviale, propre à déchaîner l’enthousiasme des enfants des années 1950 auxquels le livre était destiné, mais néanmoins une locomotive comme les autres. Mais sur cette dernière illustration, elle avait des traits de toute évidence humains, et Jake sentit un frisson lui parcourir l’échine en dépit du sourire de Charlie et de la gentillesse bêtifiante du récit.

Ce sourire ne lui inspirait aucune confiance.

Il attrapa sa composition et la parcourut du regard. Je suis pratiquement sûr que Blaine est dangereux, et c’est la vérité, lut-il.

Il referma la chemise, la tapota d’un air pensif pendant quelques secondes, puis revint à Charlie le Tchou-tchou.

 

Bob le Mécano et Charlie passèrent ensemble maintes journées de bonheur et parlèrent de maintes choses. Bob le Mécano vivait seul et Charlie était son premier véritable ami depuis que sa femme était morte à New York il y avait longtemps de cela.

Puis, un jour, alors que Charlie et Bob le Mécano revenaient à la rotonde de Saint Louis, ils trouvèrent une locomotive Diesel toute neuve sur la voie de garage réservée à Charlie. Quelle superbe locomotive Diesel c’était là ! Cinq mille chevaux-vapeur ! Un attelage en acier inoxydable ! Un moteur sorti des usines d’Utica, dans l’État de New York ! Et derrière le générateur, il y avait trois ventilateurs électriques jaune vif.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Bob le Mécano d’une voix inquiète, mais Charlie se contenta de chanter sa chanson de sa voix la plus nette et la plus bourrue :

 

Ne me pose pas de questions bêtes,

Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.

Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou

Qui est toujours plein d’entrain !

 

Je veux courir le long des rails

Sous le ciel d’un bleu d’azur,

Et rester un brave train tchou-tchou

Jusqu’à l’heure de ma mort.

 

M. Briggs, le directeur de la Rotonde, vint alors les voir.

— C’est une superbe locomotive Diesel, dit Bob le Mécano, mais il faut l’enlever de la voie de garage réservée à Charlie, monsieur Briggs. Charlie a besoin d’une vidange dès cet après-midi.

— Charlie n’aura plus jamais besoin de vidanges, Bob le Mécano, dit M. Briggs avec tristesse. Voici son remplaçant – une locomotive Diesel Burlington Zéphyr flambant neuve. Charlie était jadis la meilleure locomotive du monde, mais il se fait vieux et sa chaudière a des fuites. L’heure de la retraite a sonné pour Charlie, j’en ai peur.

— Ridicule ! (Bob le Mécano était en colère.) Charlie est encore plein d’entrain ! Je vais télégraphier à la direction de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes ! Je vais télégraphier au président, M. Raymond Martin ! Je le connais bien, car il m’a un jour remis une médaille pour services rendus à la compagnie et Charlie et moi avons emmené sa petite fille en promenade après la cérémonie. Je l’ai laissée tirer sur le cordon et Charlie lui a offert son plus beau coup de sifflet !

— Je suis navré, Bob, dit M. Briggs, mais c’est M. Martin lui-même qui a commandé la nouvelle locomotive Diesel.

C’était la vérité. Et c’est ainsi que Charlie le Tchou-tchou fut remisé sur un tronçon de voie dans le coin le plus reculé du dépôt de Saint Louis, où il rouilla doucement parmi les mauvaises herbes. On entendait désormais le HONNNK ! HONNNK ! du Burlington Zéphyr sur la ligne Saint Louis-Topeka et le sifflet de Charlie restait muet. Une famille de souris fit son nid dans le siège sur lequel Bob le Mécano s’était jadis assis avec fierté et depuis lequel il avait regardé défiler le paysage ; une famille d’hirondelles fit son nid dans la cheminée. Charlie se sentait seul et il était très triste. Comme il regrettait les rails d’acier, le ciel bleu azur et les grands espaces ! Parfois, la nuit, il y pensait et pleurait des larmes sombres et huileuses. Son beau phare Stratham s’en trouva tout rouillé, mais cela lui était égal car le phare Stratham était vieux et restait toujours éteint.

M. Martin, le président de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes, écrivit à Bob le Mécano pour lui proposer de conduire le Burlington Zéphyr flambant neuf. « C’est une superbe locomotive, Bob le Mécano, une locomotive pleine d’entrain, et c’est vous qui devriez la conduire ! Vous êtes le meilleur de tous les mécaniciens de la compagnie. Et ma fille Susannah n’a jamais oublié le jour où vous lui avez laissé tirer le cordon du sifflet de ce vieux Charlie ! »

Mais Bob le Mécano déclara que s’il ne pouvait plus conduire Charlie, il ne conduirait plus aucun train. « Je ne comprendrais jamais une superbe locomotive Diesel flambant neuve, et elle ne me comprendrait jamais. »

On lui confia le soin d’entretenir les moteurs au dépôt de Saint Louis, et c’est ainsi que Bob le Mécano devint Bob le Dépanneur. Parfois, les autres mécaniciens qui conduisaient les superbes locomotives Diesel flambant neuves se moquaient de lui :

— Regardez ce vieil imbécile ! disaient-ils. Il ne peut pas comprendre que le monde a changé !

Quelquefois, la nuit, Bob le Mécano allait dans le coin le plus reculé du dépôt, où Charlie reposait sur les rails rouillés du tronçon qui était devenu sa maison. Les herbes poussaient dans ses roues ; son phare était tout sombre et tout rouillé. Bob le Mécano parlait encore à Charlie, mais Charlie lui répondait de moins en moins souvent. Parfois, il ne lui répondait pas du tout.

Une nuit, une horrible idée vint à l’esprit de Bob le Mécano.

— Charlie, es-tu en train de mourir ? demanda-t-il, et Charlie lui répondit de sa voix la plus petite et la plus bourrue :

 

Ne me pose pas de questions bêtes,

Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.

Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou

Qui est toujours plein d’entrain !

 

Je veux courir le long des rails

Sous le ciel d’un bleu d’azur,

Et rester un brave train tchou-tchou

Jusqu’à l’heure de ma mort.

 

Jake passa un long moment à contempler le dessin illustrant cette révélation prévisible. Ce n’était peut-être qu’une esquisse grossière, mais elle incitait néanmoins le lecteur à sortir son mouchoir. Charlie paraissait vieilli, fatigué, oublié de tous. Bob le Mécano ressemblait à quelqu’un qui vient de perdre son meilleur ami… ce qui était le cas, à en croire le récit. Jake imaginait sans peine tous les enfants d’Amérique en train d’éclater en sanglots en découvrant cette scène, et il lui vint soudain à l’esprit qu’il existait plein d’histoires pour enfants contenant des scènes de ce type, des scènes destinées à plonger le lecteur dans le désarroi le plus total. Hansel et Gretel abandonnés en pleine forêt, la maman de Bambi descendue par un chasseur, la mort d’Old Yeller, le chien fidèle. C’était si facile de faire de la peine aux enfants, si facile de les faire pleurer, et cette idée semblait éveiller un sadisme latent chez la plupart des écrivains… y compris, semblait-il, chez Beryl Evans.

Mais Jake, quant à lui, n’était pas attristé de voir que Charlie se retrouvait exilé dans les Terres Perdues situées à la lisière du dépôt de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes. Bien au contraire. C’est bien fait, pensa-t-il. C’est ici qu’il a sa place. Parce qu’il est dangereux. Qu’il rouille donc sur son tronçon, et ne vous fiez pas à ses larmes – ce sont des larmes de crocodile.

Il acheva rapidement l’histoire. Elle avait une fin heureuse, bien entendu, mais c’était sûrement cette scène de désespoir que se rappelaient les enfants longtemps après qu’ils avaient oublié le traditionnel happy end.

M. Martin, le président de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes, vint un beau jour à Saint Louis pour inspecter les lieux. Il avait l’intention de prendre le Burlington Zéphyr pour se rendre à Topeka, où sa fille donnait son premier récital de piano l’après-midi même. Mais le Zéphyr refusait de démarrer. Apparemment, il y avait de l’eau dans son gasoil.

Est-ce que c’est toi qui as mis de l’eau dans le gasoil, Bob le Mécano ? se demanda Jake. Je parie que c’est toi, espèce de sournois !

Tous les autres trains étaient partis en voyage ! Que faire ?

 

Quelqu’un tapa sur l’épaule de M. Martin. C’était Bob le Dépanneur, mais il ne ressemblait plus à un dépanneur. Il avait ôté son bleu de travail taché de cambouis et enfilé une combinaison toute propre. Sa vieille casquette de mécano était fichée sur son crâne.

— Charlie vous attend sur son tronçon, dit-il. Charlie va vous conduire à Topeka, monsieur Martin. Grâce à Charlie, vous arriverez à l’heure pour le récital de piano de votre fille.

— Cette vieille ruine ! s’exclama M. Martin. Jamais Charlie n’aura fait la moitié du chemin avant la nuit !

— Charlie peut y arriver, insista Bob le Mécano. Il peut y arriver s’il n’a pas de wagons pour le retarder ! J’ai nettoyé et entretenu son moteur et sa chaudière pendant mes heures de loisirs, voyez-vous.

— Eh bien, essayons, dit M. Martin. Pour rien au monde je ne voudrais rater le premier récital de Mlle Susannah !

Charlie était prêt à partir ; Bob le Mécano avait mis du charbon frais dans son tender et son foyer était si chaud qu’il était rouge sur les bords. Il aida M. Martin à monter dans la cabine et, pour la première fois depuis plusieurs années, Charlie quitta son tronçon pour regagner la voie ferrée principale. Puis, alors qu’il prenait de la vitesse, Bob le Mécano tira sur le cordon et Charlie poussa son courageux coup de sifflet : WHOOO-OOOOO !

Tous les enfants de Saint Louis l’entendirent et sortirent dans leurs jardins pour regarder passer la vieille locomotive toute rouillée.

— Regardez ! s’écrièrent-ils. C’est Charlie ! Charlie le Tchou-tchou est revenu ! Hourra !

Ils lui firent tous des signes, et lorsque Charlie sortit de la ville à toute vapeur, il donna lui-même un coup de sifflet, comme au bon vieux temps : WHOOOO-OOOOOOO !

Clic-clac, clic-clac, faisaient les roues de Charlie !

Chouf-chouf, chouf-chouf, faisait la fumée en sortant de la cheminée de Charlie !

Brump-brump, brump-brump, faisait la chaîne qui transportait le charbon dans le foyer !

Quel entrain ! Quel entrain ! Quel formidable entrain ! Charlie n’avait jamais été aussi rapide ! Le paysage défilait autour de lui comme dans un rêve ! Ils dépassèrent les voitures de la route 41 comme si elles avaient été à l’arrêt !

— Sabre de bois ! s’exclama M. Martin en agitant son chapeau. Quelle locomotive, Bob ! Nous n’aurions jamais dû la mettre à la retraite ! Comment faites-vous pour faire tourner la chaîne aussi vite ?

Bob le Mécano se contenta de sourire, car il savait que Charlie se nourrissait lui-même. Et, au milieu des clic-clac, des chouf-chouf et des brump-brump, il entendait Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue :

 

Ne me pose pas de questions bêtes,

Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.

Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou

Qui est toujours plein d’entrain !

 

Je veux courir le long des rails

Sous le ciel d’un bleu d’azur,

Et rester un brave train tchou-tchou

Jusqu’à l’heure de ma mort.

 

Grâce à Charlie, M. Martin arriva à temps pour assister au récital de piano de sa fille (évidemment), et Susannah se montra ravie de revoir son vieil ami Charlie (évidemment), et tout ce petit monde regagna Saint Louis dans la vieille locomotive, Susannah tirant sur le cordon comme une folle pendant tout le trajet. M. Martin trouva du travail en Californie pour Charlie et pour Bob le Mécano : ils embarquaient des gamins pour leur faire faire le tour du tout nouveau parc d’attractions de l’Entre-Deux-Mondes, et

 

vous pouvez les y voir encore aujourd’hui, transportant des enfants ravis dans ce monde de lumières, de musique et de sains amusements. Bob le Mécano a les cheveux tout blancs et Charlie parle moins souvent que par le passé, mais ils sont encore pleins d’entrain, tous les deux, et, de temps en temps, les enfants entendent Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue.

 

FIN

 

— Ne me pose pas de questions bêtes. Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes, murmura Jake en contemplant la dernière illustration.

Celle-ci montrait Charlie le Tchou-tchou tractant deux petits wagons emplis d’enfants ravis qu’il conduisait des montagnes russes à la grande roue. Bob le Mécano était assis dans la cabine et tirait sur le cordon du sifflet, heureux comme un goret prenant un bain de boue. Jake supposa que le sourire de Bob était censé exprimer le bonheur suprême, mais il lui trouvait plutôt des allures de rictus de dément. Charlie et Bob le Mécano ressemblaient tous les deux à des déments… et plus Jake examinait leurs passagers, plus leur expression lui rappelait une grimace de terreur. Laissez-nous descendre de ce train, semblaient-ils implorer. Par pitié, laissez-nous descendre vivants de ce train !

Et rester un brave train tchou-tchou. Jusqu’à l’heure de ma mort.

Jake referma le livre et le considéra d’un air pensif. Puis il le rouvrit et le feuilleta, soulignant certains mots et certaines phrases qui lui paraissaient particulièrement familiers.

La compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes… Bob le Mécano… une petite voix bourrue… WHOO-OOOO… son premier véritable ami depuis que sa femme était morte à New York il y avait longtemps de cela… M. Martin… le monde a changé… Susannah…

Il reposa son stylo. Pourquoi ces mots et ces phrases lui semblaient-ils familiers ? En ce qui concernait le passage évoquant New York, cela paraissait évident, mais que dire des autres ? Et d’ailleurs, que dire de ce livre ? Il était censé se le procurer, cela ne faisait aucun doute. S’il n’avait pas eu assez d’argent en poche, il l’aurait sûrement volé, il en était sûr. Mais pourquoi ? Il se faisait l’impression d’être l’aiguille d’une boussole. L’aiguille n’a aucune conscience du nord magnétique ; elle sait seulement qu’elle doit se pointer dans une direction donnée, que ça lui plaise ou non.

La seule chose dont Jake était persuadé, c’était qu’il était très, très fatigué, et que s’il ne se glissait pas entre les couvertures, il allait bientôt s’endormir à son bureau. Il ôta sa chemise, puis contempla une nouvelle fois la couverture de Charlie le Tchou-tchou.

Ce sourire. Il ne lui inspirait aucune confiance.

Aucune.

 

 

23

 

Le sommeil ne vint pas aussi vite que Jake l’avait espéré. Les voix recommencèrent à se quereller sur la question de sa mort et l’empêchèrent de s’endormir. Finalement, il s’assit sur son lit, les yeux clos et les poings pressés contre ses tempes.

Silence ! hurla-t-il intérieurement. Arrêtez ! Vous vous êtes tues toute la journée, alors taisez-vous maintenant !

Je suis prêt à me taire dès qu’il admettra que je suis mort, dit la première voix d’un ton maussade.

Je suis prêt à me taire dès qu’il aura regardé autour de lui et aura admis que je suis bien vivant, répliqua sèchement la seconde.

Jake était à deux doigts de pousser un hurlement. Impossible de le refouler ; il le sentait monter dans sa gorge comme un flot de vomissures. Il ouvrit les yeux, aperçut son pantalon plié sur sa chaise, et eut une idée. Il descendit du lit, se dirigea vers la chaise et plongea une main dans la poche du vêtement.

La clé d’argent était toujours là, et les voix se turent dès que ses doigts se refermèrent sur elle.

Dis-le-lui, pensa-t-il sans savoir à qui il s’adressait. Dis-lui de prendre la clé. La clé fait disparaître les voix.

Il retourna se coucher, la clé bien serrée dans sa main, et il s’endormit moins de trois minutes après avoir posé la tête sur l’oreiller.

Terres perdues
titlepage.xhtml
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_000.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_001.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_002.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_003.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_004.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_005.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_006.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_007.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_008.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_009.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_010.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_011.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_012.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_013.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_014.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_015.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_016.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_017.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_018.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_019.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_020.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_021.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_022.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_023.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_024.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_025.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_026.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_027.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_028.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_029.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_030.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_031.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_032.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_033.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_034.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_035.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_036.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_037.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_038.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_039.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_040.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_041.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-3]Terres perdues(1991)_split_042.html